A propos de ce blog

C'est durant ma petite enfance que j'ai découvert l’œuvre de Georges Brassens, grâce à mon père qui l’écoute souvent durant les longs trajets en voiture. Sur la route des vacances estivales, j'ai entendu pour la première fois Le Petit Cheval alors que je n'avais que 4 ans. C'était en août 1981. Au fil des années, le petit garçon que j'étais alors a découvert bien d'autres chansons. Dès l'adolescence, Georges Brassens était ancré dans mes racines musicales, au même titre que Jacques Brel, Léo Ferré, Barbara et les autres grands auteurs-compositeurs de la même génération. M’intéressant plus particulièrement à l’univers du poète sétois, je me suis alors mis à réunir ses albums originaux ainsi que divers ouvrages et autres documents, avant de démarrer une collection de disques vinyles à la fin des années 1990. Brassens en fait bien entendu partie. Cet engouement s’est accru au fil du temps et d’évènements tels que le Festival de Saint-Cyr-sur-Morin (31/03/2007) avec l’association Auprès de son Arbre. À l’occasion de la commémoration de l’année Brassens (2011), j’ai souhaité créer ce blog, afin de vous faire partager ma passion. Bonne visite... par les routes de printemps !

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"Chaque fois que je chante une chanson, je me fais la belle." Georges Brassens

mercredi 17 octobre 2018

Qu’ils aient comme ce branque compté la musique pour moins que zéro…

On a beaucoup dit que Malraux n’aimait pas la musique, en citant à l’appui l’anecdote d’un Stravinsky offensé parce que Malraux avait décrit la musique comme un "art mineur". En fait c’est un problème de degré dans la passion et surtout dans la compétence. [Moatti C., 1987. Le prédicateur et ses masques – Les personnages d’André Malraux]

Cette réflexion de Christiane Moatti, dans laquelle prend place le compositeur du Sacre du printemps, de Petrouchka et de la Symphonie en trois mouvements, trouve écho dans le neuvième quintile de Entre la rue Didot et la rue de Vanves. André Malraux, sous la plume de Robert Le Gresley, ne tient pas rigueur à Georges Brassens de son "cinglant anathème". Il lui rend hommage dans une allocution suggérant une raison qui aurait pu pousser le sétois à l’épingler ainsi: des traits de sa personnalité (néanmoins muée par ses responsabilités politiques et surtout la perte de ses deux fils dans un accident de la route le 23/05/1961) ou encore ses divers ouvrages sur l’art, desquels la musique est singulièrement absente. [Le Gresley R., 2011. Pour vous Monsieur Brassens, d'affectueuses irrévérences - p. 139] Ses activités en tant que ministre des Affaires culturelles furent pourtant en faveur du quatrième art puisqu’il entreprit, sans en voir la réalisation, la réforme de l'enseignement de l'architecture et de la musique via, entre autres, un plan pour le renouveau des structures musicales en France.

Un témoignage intéressant de la pianiste Sylvie Carbonel - André Malraux et moi (10/02/2016), publié sur le site de l’association Amitiés Internationales André Malraux, montre un intérêt profond de l’auteur de La Condition humaine (1933) pour la musique. Amie de la famille, Sylvie Carbonel tissa des liens étroits avec Madeleine Malraux, elle aussi pianiste et concertiste:

Sylvie Carbonel: "André Malraux a toujours considéré la musique comme un art majeur et il m’a demandé de jouer pour lui  notamment lors de rencontres chez notre amie commune Bicot Colcombet, important mécène de la vie musicale, qui organisait des diners chez elle dans son bel appartement Art Déco avenue Malakoff."

Citons également des auteurs comme Claude Tannery (Malraux, l’agnostique absolu ou la métamorphose comme loi du monde, 1986), André Brincourt (Malraux, le malentendu, 1986) ou encore Michel Temman (Le Japon d’André Malraux, 1997), qui consacrèrent quelques lignes essentielles à la passion que Malraux eut voué à la musique ainsi qu’à la portée de celle-ci dans son œuvre. Thématique importante qui mérite d’être approfondie.

La musique fut ancrée en Brassens depuis sa plus tendre enfance. Tout particulièrement le jazz qui eut toujours sa préférence. Éclectique dans ses goûts musicaux, il eut moins d’inclinaison pour la musique classique à laquelle il s’intéressa toutefois. Le quatrième art tient une place particulièrement importante dans l’histoire que nous conte Entre la rue Didot et la rue de Vanves. Une aventure dont le cadre est le quartier de la rue d’Alésia, dans le 14e arrondissement de Paris. Après avoir situé l’action à l’époque – février 1940 très précisément – où il débarqua dans la capitale pour s’installer chez sa tante Antoinette, Georges imagine une Gretchen (ce diminutif du prénom allemand Greta fut aussi utilisé comme sobriquet par les français pour désigner les femmes allemandes et surtout les auxiliaires féminines de la Wehrmacht en outre surnommées "souris grises") aguicheuse qui, en réaction à son comportement indélicat envers elle, le dénonce à ses connaissances de la Gestapo.*1 L’expression "balancer une patte croche au bas de son dos" utilisée ici le fut auparavant dans Tonton Nestor. A noter que le romancier et scénariste Alphonse Boudard, dont l’œuvre est nourrie de l'argot et du langage populaire, la mit lui-même en exergue. [Poulanges A., Tillieu A., 2002. Manuscrits de Brassens. Tome 3: Transcriptions et commentaires - p. 287] Mais revenons au récit de Brassens. Quand "deux sbires" viennent chez lui pour l’arrêter, ils le surprennent travaillant son jeu de guitare "sur un chouette accord du père Django". Heureusement captivés par la musique, les agents teutons s’en vont "sans finir leur boulot", "fredonnant un mélange de Lily Marlène et d’Heili Heilo".

Cette histoire trouve plus que probablement son origine dans les moments d’angoisse, parfois quelque peu pimentés, que le poète sétois vécut durant l’Occupation. Contrôles fréquents, avec risque d’arrestation voire de déportation à la moindre irrégularité constatée. Plus encore à partir du printemps 1944 où l’issue du conflit tourne en faveur des Alliés, l’occupant devenant particulièrement nerveux. Il est également très intéressant de faire un parallèle avec Django Reinhardt, cité dans la chanson et qui tenta à deux reprises de trouver asile en Suisse via Thonon-les-Bains en 1939 puis en 1943. C’est la seconde qui nous intéresse ici et que relate Robert Le Gresley dans Pour vous Monsieur Brassens, d'affectueuses irrévérences (2011) où, au fil d'un texte titré Avec ou sans bandeau, il se glisse dans la peau du célèbre guitariste sinté. Ne se sentant plus en sécurité à Paris (à sa crainte des bombardements s’ajoute le Service du Travail Obligatoire (STO) qui commence à concerner également les musiciens, sans compter les demandes régulières d’effectuer des tournées en Allemagne auxquelles il se montre très hostile), Django décida de partir avec sa mère et son épouse Sophie Ziegler dite Naguine pour Thonon-les-Bains fin septembre-début octobre 1943.*2 Sur place, il retrouva une famille de musiciens, les Hoffman, qui figurent parmi ses connaissances et l'aidèrent, sa famille et lui, à se loger. Il se produisit ensuite dans de petits établissements comme le Savoy Bar, avec les Hoffman ou bien seul puis avec André Jourdan (batterie) et Gérard Lévecque (
clarinette) qui le rejoignirent assez rapidement. Ils furent invités à jouer à la Folie d’Amphion, belle propriété appartenant à la famille Schwartz. Cet épisode inspira un morceau hommage que Django publia quelques années plus tard, en 1947: Folie à Amphion.


Toutefois, l’ambiance trouble due à la présence de l’occupant mais aussi de certains maquisards dans le public accentua l’envie du couple Reinhardt-Ziegler de passer la frontière franco-suisse. Ce faisant, ils furent arrêtés de nuit, fouillés et conduits par des officiers de la Wehrmacht à la prison du Pax à Annemasse, comme relaté dans l'article de Gilbert Taroni paru dans Le Dauphiné libéré du 03/08/2008: Django Reinhardt a joué ici. Durant l'interrogatoire. Par chance, le commandant de la garnison, grand amateur de jazz, reconnut Django et, après que ce dernier eut confirmé son identité et même proposé de jouer un morceau, une courte conversation portée sur la musique s'en suivit et l'officier le laissa libre ainsi que sa femme, après leur avoir intimé de ne plus recommencer. Opiniâtre, le guitariste de jazz manouche fit un nouvel essai, seul, mais sans plus de réussite : ne pouvant prétendre à l’hospitalité suisse (étant issu d’une famille sinté), il fut arrêté par des garde-frontières helvétiques et obligé à rebrousser chemin. Finalement revenu à Paris, il acquit le cabaret La Roulotte (où il s’est déjà produit) dans le quartier de Pigalle, réalisant alors un vieux rêve : posséder son propre établissement. L'endroit fut rebaptisé Chez Django Reinhardt au printemps 1944.

Georges Brassens fut un inconditionnel de la musique du compositeur de Nuages, ce qui se ressent et s’entend dans Entre la rue Didot et la rue de Vanves, dont le texte - à visée antimilitariste et au travers duquel se dessine aussi un discours contre la bêtise - connut sa mouture définitive au cours d’une période allant vraisemblablement de la fin des années 1960 au tout début des années 1970, si l’on se réfère à l’évocation d’André Malraux, lequel tint le ministère des Affaires culturelles de 1959 à 1969. Cependant, comme l’avance Bertrand Dicale dans Brassens ? (2011), le sétois ne manifesta pas d’intention de l’enregistrer ou de l’interpréter en public. Par crainte que l’histoire racontée et surtout, l’idée très humaniste de membres de la Gestapo mélomanes amateurs de jazz ne soit partagée par l’ensemble du public de l’époque ?

Dans les trois derniers quintiles de la chanson, Brassens relate les conséquences qui eurent pu être celles d’un désintérêt de la musique de la part des agents habillés de noir. Il fait ainsi montre d’une certaine humilité, tenant sciemment à distance ses chansons autant que son statut. Il image son propre effacement, comme en attestent des locutions telles que "m’auraient collé au mur avec ou sans bandeau" mais aussi
:

On lirait, quell' navrance !
Mon blase inconnu dans un ex-voto

Cette humilité devient cependant de façade avec la comparaison finale:

Poussant une autr' goualante,
Y aurait à ma place un autre cabot
 
Terme péjoratif désignant un chien, 'cabot' possède un sens figuré de comédien inexpérimenté, acteur médiocre qui a une haute opinion de sa valeur, mauvais chanteur. [Garitte J.-L., 2017. Brassens – Mais où sont les mots d’antan ? - p. 64]

Entre la rue Didot et la rue de Vanves est une œuvre qui révèle une structure littéraire particulière, avec onze quintiles débutant chacun par un alexandrin et comportant en leur sein un refrain constituant en chiasme sur deux vers:


Entre la rue Didot et la rue de Vanves,
(…)
Entre la rue de Vanv's et la rue Didot.

Cette technique dite du "refrain intégré" donne une unité au récit, comme le souligne Jacques Vassal dans son Brassens, homme libre (2011). Concernant la mise en musique, un enregistrement inédit fut exhibé à l’occasion de la parution de l’intégrale Le temps ne fait rien à l’affaire en octobre 2011. Il est issu d’une séance de travail chez Georges, rue Santos-Dumont, que l’on peut dater de 1980. En vue d’un nouveau tour de chant que le sétois moustachu envisagea pour l’automne 1981. Entre la rue Didot et la rue de Vanves fut finalement enregistrée en 1982 par Jean Bertola au Studio des Dames, avec Paul Houdebine et Marc Repingon, pour le double 33T Georges Brassens : les dernières chansons inédites par Jean Bertola (Philips 66622040). On y retrouve bien sûr Pierre Nicolas à la contrebasse, mais aussi les musiciens de jazz Maurice Vander (piano) et Christian Garros (batterie), sans oublier les guitares de Joel Favreau et Gérard Niobé.
 

N’oublions pas non plus la reprise de Maxime Le Forestier, parue en 1996 sur le disque 12 Nouvelles de Brassens (Petits Bonheurs Posthumes) (Polydor ‎533438-2) et également enregistrée en public pour être intégrée dans le coffret Le Cahier - L'intégrale (84 Chansons de Brassens En Public), publié deux ans plus tard  sous la référence Polydor 557 354-2.



Aujourd’hui, Georges Brassens et ses chansons imprègnent toujours le sud-ouest du 14e arrondissement de Paris, où la rue de Vanves fut rebaptisée le 11/07/1945, en hommage à Raymond Losserand, conseiller municipal du 14e arrondissement et résistant, fusillé le 21/10/1942. Il habita au N°9 de la villa Deshayes, donnant dans la rue Didot.


*1Dans un des dialogues fictifs du site dialogus2.org, Robert Le Gresley suggère que Brassens s’appropria cette scène en l’intégrant dans son univers, à une époque et en un lieu précis où elle eut très bien pu être plausible. Sans doute par ostentation, si l’on examine de près la personnalité réelle du sétois vis-à-vis de la gente féminine: toujours très respectueux, plutôt réservé, voire même timide. C’est probablement par compensation que dans certaines de ses chansons, il se représenta comme un don Juan aux manières discutables. Ce qui l’amena à faire le point dans un texte qu’il laissa sans musique : Le pince-fesses.

*2Le séjour de Django Reinhardt et sa famille à Thonon-les-Bains a été retracé par Jean-Claude Rey dans un article de la revue annuelle Les Échos Saléviens, accessible sur le site Gallica (Bibliothèque nationale de France): Folie à Amphion - Django Reinhardt en Haute-Savoie au cours de l'année 1943.

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