A propos de ce blog

C'est durant ma petite enfance que j'ai découvert l’œuvre de Georges Brassens, grâce à mon père qui l’écoute souvent durant les longs trajets en voiture. Sur la route des vacances estivales, j'ai entendu pour la première fois Le Petit Cheval alors que je n'avais que 4 ans. C'était en août 1981. Au fil des années, le petit garçon que j'étais alors a découvert bien d'autres chansons. Dès l'adolescence, Georges Brassens était ancré dans mes racines musicales, au même titre que Jacques Brel, Léo Ferré, Barbara et les autres grands auteurs-compositeurs de la même génération. M’intéressant plus particulièrement à l’univers du poète sétois, je me suis alors mis à réunir ses albums originaux ainsi que divers ouvrages et autres documents, avant de démarrer une collection de disques vinyles à la fin des années 1990. Brassens en fait bien entendu partie. Cet engouement s’est accru au fil du temps et d’évènements tels que le Festival de Saint-Cyr-sur-Morin (31/03/2007) avec l’association Auprès de son Arbre. À l’occasion de la commémoration de l’année Brassens (2011), j’ai souhaité créer ce blog, afin de vous faire partager ma passion. Bonne visite... par les routes de printemps !

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"Chaque fois que je chante une chanson, je me fais la belle." Georges Brassens

vendredi 6 avril 2018

A la dame de mes pensées...

Du 01/01 au 10/01/1965, Georges Brassens fut à l’affiche de Bobino. C’est à cette occasion qu’un soir durant la première partie, André Sallée, qui eut officié à Radio Luxembourg, se trouva dans les coulisses afin de l’interviewer. Si la controverse suscitée par Les deux oncles, encore toute fraîche, continua de battre son plein, le sujet fut éludé volontairement par le sétois moustachu.

Georges Brassens: "Les journalistes, certains journalistes, tu les connais, ils sont capables de te demander si tu préfères la chemise de nuit au pyjama. De soudoyer tes familiers, afin qu’ils dévoilent tes secrets d’alcôve. Il n’en est pas un qui m’ait posé la seule question à laquelle je pouvais répondre : "Dormez-vous volontiers avec une personne du sexe opposé ?"… Parce que, pour eux, seul compte le mot "coucher". Dormir, ça ne les émoustille pas. Ma réponse aurait été: "Je n’y tiens pas." Je "couche", bien sûr, et, d’ailleurs, ça ne regarde personne, que ce soit fredaine ou tendresse. Mais je dors généralement seul: je n’ai pas envie de partager avec qui que ce soit mes maigres heures de sommeil. Certains sont rassurés par le fait d’avoir, la nuit, à leurs côtés, une sorte de chaleur complice. L’été, c’est déjà moins supportable. En toute saison, ça me gêne: je déteste que l’on me voie roupiller, et le reste. Je n’ai pas envies des haleines et tracasseries nocturnes. Je ne veux surtout pas contraire un être que je respecte avec mes insomnies, si je bouge ou si, crispé sur le matelas, je tente de ne pas remuer. La nuit est un espace de liberté à respecter. Il est, d’ailleurs, bien affligeant de constater que l’on ne puisse en dire autant du jour." [Sallée A.
- Brassens - p. 158]

A travers ces paroles se dessina un texte dont Brassens eut probablement déjà une esquisse en tête. Autour de deux notions essentielles pour lui que sont le respect des autres et la préservation de la liberté individuelle, il alla animer sa plume pour nous inviter à une réflexion sur la relation amoureuse, plaidant pour l’intermittence des moments vécus entre amants, au service d’une liaison de longue durée. Et c’est à sa compagne, Joha Heiman, que Georges s’adressa directement pour lui dédier cet éloge de l'amour et de l'union libre. Dans un entretien avec Jacques Vassal en date du 23/04/1990, Jacques Caillart témoigne: "Avec Püpchen, c’est comme ça qu’ils ont vécu. Je crois que le plus beau cadeau qu’il pouvait faire à une femme, c’était d’écrire une chanson en pensant à elle." [Vassal J. - Brassens, homme libre - p. 294]

La relation entre Georges et Püpchen se noua graduellement, en évitant la cohabitation. Toutefois, ils furent proches l’un de l’autre, dans la mesure où Joha demeure au 4, rue Pauly, dans le 14e arrondissement. Cet engagement solennel, cette libre fidélité, que le poète sétois exprima avec beaucoup d’émotion et de tact, donna naissance à un hymne duquel émane un certain refus institutionnel montrant un désir de vivre les sentiments amoureux selon des modalités différentes de celles de la majorité des individus. La non-demande en mariage, car c’est de cette chanson qu’il s’agit, est en cela une œuvre libertaire, surtout à une époque où sceller des épousailles constituait un acte sociétal fondateur. Dans l’émission Les Samedis de France Culture, et plus précisément la séquence intitulée Georges Brassens ou l'amour de la musique et de la langue française, diffusée les 17 et 19/02/1979 sur France Culture, le sétois moustachu explique sa prise de position dans un célèbre entretien avec Philippe Némo. Ce faisant, il apporte un éclairage sur un point pouvant prêter à confusion:

Georges Brassens: "Un jour, je ne me suis pas dit : "Tiens, je vais faire une chanson contre le mariage !" Non, je me suis amusé avec des mots et il résulte de tout ça, de tout cet assemblage de mots, que c’est une prise de position contre la cohabitation, si vous voulez. N’appelons pas ça le mariage, appelons ça la cohabitation."

De ces paroles ressort une méfiance non forcément de l’institution*1, mais des habitudes du couple établi. Brassens voit un risque d’ennui, de monotonie. En cela, il perçoit cohabitation comme pouvant être un obstacle à l’amour romantique tel que le conçoivent les amoureux et l’exprime par le biais de la poésie.

Georges Brassens: "…(par le mariage), la femme va être dépoétisée, elle va cesser d’être une Vénus… Ça enlève quelque chose, le mariage..." [in Georges Brassens ou l'amour de la musique et de la langue française - Les Samedis de France Culture]

La non-demande en mariage, plutôt que chanson anticonformiste, peut être considérée pour son auteur comme une façon d’être en accord avec ce qu’il vécut avec sa compagne. On peut également ajouter ce qui fut une priorité absolue pour lui: les chansons, la construction d’une œuvre. Un choix de vie qui ne fut pas non plus sans incidences. En effet, Brassens, pour qui "se marier implique que l’on fonde un foyer, qu’on va avoir des enfants et qu’on va s’en occuper", s’ouvre à ce sujet devant Philippe Némo:

Georges Brassens: "Je voulais écrire, je voulais faire de la musique, je voulais faire de la chanson, et j’estimais à tort ou à raison que quand on se lance dans une aventure pareille, on n’entraîne pas une femme et des enfants à venir dans cette histoire. Peut-être était-ce plus égoïste, peut-être était-ce tout simplement pour ne pas être encombré. Mais je crois surtout qu’il y a l’autre."

Pour autant, tout ceci ne l’empêcha pas l’esthète du cérémonial et du rituel qu’il fut d’apprécier des noces. En atteste la longue pièce poétique Les amoureux qui écrivent sur l’eau (1954), en majorité consacré à la description d’un mariage. A noter que l’on y retrouve les prémices de certaines chansons, dont La marche nuptiale. 



La non-demande en mariage comporte six sizains constitués de deux fois deux octosyllabes et un tétrasyllabe, dévoilant des rimes par enjambement. Le refrain présente une particularité : il s’agit de deux alexandrins segmentés en six tétrasyllabes, comme le relève Louis-Jean Calvet dans son Georges Brassens (1991):

J’ai l’honneur de
Ne pas te de-
Mander ta main.
Ne gravons pas
Nos noms au bas
D’un parchemin.

Apparaissent alors des césures de mots faisant apparaître deux rimes plates et quatre rimes embrassées qui, mises en parallèle avec le son de la guitare et la longueur relative des notes - des blanches pointées voisinant avec des croches, comme l’observe le linguiste - mettent en valeur des allitérations construites sur des dentales. La lettre 'd' tout particulièrement:

J’ai l’honneur de
Ne pas te de-
Mander ta main.


Ce qui, sur le plan phonétique, nous fait entendre à deux reprises le mot deux (sans compter la syllabe 'der', suggérant les dés à jouer, jetés le plus souvent pas deux)… chiffre ô combien symbolique dans cette chanson mettant en valeur le couple dans une vision contredisant les codes sociaux de l’époque !

A cette métrique particulière s’ajoute une diction détaillant chaque syllabe (tandis que le second vers est dit de manière fluide, marquant ce qui sonne comme un souhait autant qu’une sentence : Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin), alliée à une mélodie qui, selon Maxime Le Forestier, aurait pu trouver sa place dans l’œuvre des Beatles. [
Sallée A. - Brassens - p. 159] Sans oublier un contre-chant à l’archet transmettant et même appuyant émotion et tendresse. Ce dernier point mérite d’être souligné dans la mesure où Pierre Nicolas n’usa ainsi de ses talents de violoniste que sur seulement quatre autres chansons de Brassens : La messe au pendu, Les passantes, Pensées des morts et Saturne. Dans ses notes de pochette, René Fallet revient sur ce point: "L’archet de maître Nicolas (alias "Pierrot la Famine") module tendrement tout au long de la si tendre Non demande en mariage d’un très tendre Brassens qui n’admet pas davantage sur le terrain sentimental qu’ailleurs le côté estampillé, officiel, certifié conforme. A quoi bon le maire en amour, il suffit du printemps, moralité. "Effeuiller dans le pot-au-feu – La marguerite" rebute le poète. Contempteur de toutes les conventions, fussent-elles de toujours, Brassens foule ici au pied de la sacro-sainte alliance. On peut trouver en fin de compte cette chanson si tendre infiniment plus subversive que d’autres réputées plus féroces."

Sur le fond, il s'agit d'une "anti-cérémonie" sur le mode de la dérision. La pensée libertaire de Georges transparaît: c'est la forme juridique du mariage qui est visée. En atteste l’emploi de la formule J'ai l'honneur de qui introduit conventionnellement un document écrit de caractère officiel. Tout comme l’allusion à la signature de l'acte de mariage : au bas d’un parchemin. Le tout étant tourné ironiquement de façon négative, à commencer par le rituel protocolaire de la demande.

Au sein des couplets se lit une opposition systématique entre, d’un côté, l’amour et le désir, de l’autre, la vie en ménage. Tout d’abord via renversement du mythe de Cupidon (assimilé au dieu grec Eros) : fils de Vénus (équivalente de la déesse grecque Aphrodite), il est le dieu de l'Amour. Ses attributs sont un arc, un carquois et une fleur. Serviteur très dévoué de sa mère, il envoyait des flèches d'argent censées représenter les pointes du désir dans le cœur des dieux et des hommes. Selon la mythologie, quiconque était touché par ces flèches tombait amoureux de la première personne qu'elle voyait à ce moment-là. Dans La non-demande en mariage, Brassens écrit:

Ma mi’*2, de grâce, ne mettons
Pas sous la gorge à Cupidon
Sa propre flèche.

Le risque de l’estompement des sentiments amoureux et du bonheur à deux est mis en avant grâce à cette locution à double-lecture, puisque l’on perçoit aussi l’expression mettre le couteau sous la gorge: la flèche du jeune dieu se retourne contre lui. Le mot sacrilège prend alors une double signification, si l’on fait le lien avec le mariage alors considéré comme sacré.

Dans le second couplet transparait la notion de liberté (les sentiments ne doivent pas être sclérosés par codification), opposée au quotidien du couple exprimé par le biais d’une métaphore filée culinaire (figure de style que l’on retrouve régulièrement par la suite). On note ici l’emploi d’une expression ancienne très appropriée: maîtresse queux (du latin cognus, de coquere, "cuire", le cuisinier de la Rome antique étant appelé un queux).

 

Cette trouvaille intervient, comme nous le montre un document publié dans le premier tome des Manuscrits de Brassens (2002), pour imager un propos exprimé de façon plus directe et interrogative dans un premier temps:

Le bonheur exige-t-il que
L’on attache les cœurs aux queues
Des casseroles ?

Dans la mouture que l’on connaît, le ton évolue vers l’exclamation, l’allitération en [k] renforcée (pour sonoriser le bruit de la vaisselle) et ces vers deviennent:

Au diable, les maîtresses queux
Qui attachent les cœurs aux queu’s
Des casseroles !

Brassens exprime ensuite une lutte contre l'usure du temps puis une crainte de la routine de façon similaire, Vénus, déesse de l'amour, de la séduction et de la beauté féminine étant ici mise en scène. Quant au jeu qui est censé refléter les sentiments de l'être aimé - effeuiller la marguerite, il est symboliquement associé au pot-au-feu: le conformisme banal de la vie quotidienne dissipe la passion. Dans son ouvrage La femme dans l'œuvre de Georges Brassens (1991), Paul Ghézi argumente en citant entre autres Honoré de Balzac et son essai Physiologie du mariage ou méditations de philosophie éclectique, sur le bonheur et le malheur conjugal, publiées par un jeune célibataire (1829) : "Le mariage doit incessamment combattre un monstre qui dévore tout : l’habitude."

Si le penchant du poète sétois pour les mots de jadis est bien connu, il en est de même pour les références aux légendes et mythologies. Outre les exemples vus précédemment, le quatrième couplet s’intéresse à la fée Mélusine, fondatrice de la famille des Lusignan et dont l’histoire est immortalisée en prose par Jean d’Arras, dans son roman Mélusine ou la noble histoire de Lusignan qu’il offrit le 07/08/1393 au duc Jean de Berry, frère du roi Charles V dit "le Sage". Le mythe de celle-ci est utilisé par Georges afin d’exprimer le fait que, selon lui, l’amour peut être annihilé par le non-respect du jardin secret de l’être aimé. Au nom du rêve et de l’imagination, Brassens refuse les rapports de couples sur le plan domestique (métaphore filée associant les billets doux aux livres de recettes culinaires). [Poulanges A., Tillieu A., 2002. Manuscrits de Brassens. Tome 3: Transcriptions et commentaires - p. 261]

L’allusion à la pomme défendue, laquelle peut symboliser aussi bien l'acte sexuel que la connaissance interdite, montre un rejet des habitudes de la part de l’auteur, qui lui préfère une surprise toujours renouvelée. Ici encore, on retrouve la notion de fuite du temps et de la restriction de liberté: il faut jouir de chaque instant présent comme d’un nouveau commencement plutôt que se laisser progressivement emprisonner vers un avenir tracé d’avance, exempt de toute spontanéité. D’où le choix de l’expression mettre à l’ombre et de la métaphore de la pomme cuite: elle a perdu son goût nature, c’est-à-dire, son goût d'interdit.

Enfin, comme l’explique Salvador Juan dans Sociologie d'un génie de la poésie chantée: Brassens (2017), la dialectique forte du dernier couplet (notre attention est retenue au passage par une allusion au romancier, poète et dramaturge espagnol Miguel de Cervantes, grâce à une homophonie en début du premier vers et, comme le notent les exégètes du site Analyse Brassens, la dame de mes pensées, laquelle désigne Dulcinée dans le célèbre roman L'Ingénieux Noble Don Quichotte de la Manche) permet à Georges de dénoncer indirectement l’aliénation des femmes dans les couples traditionnellement dominés par les hommes. Au cours d’un entretien avec Jacques Vassal, Lionel Champroux argumente sur ce sujet.

Lionel Champroux: "Il dit là son respect de la femme, son souci de ne pas s’en servir comme d’une bonne. Il a dit: "Je serai insupportable au quotidien, je ne veux pas qu’elle ait à me supporter tous les jours." Ça ne vaut pas que pour la femme, mais pour tout le monde. Sa solitude était uniquement une solitude de recherche ; une recherche perpétuelle. C’était un penseur d’un très, très grand niveau et les penseurs sont seuls."
[Vassal J. - Brassens, homme libre - p. 294]

Dans la maquette réalisée pour le premier numéro du Cri des gueux, journal libertaire que Brassens songeait à lancer en été 1945 avec André Larue et Emile Miramont, on trouve un texte dans lequel le sétois écrit: "Combattre l’idée de propriété que fait naître l’acte marital dans le cerveau des époux. Insister sur les devoirs réciproques devant lesquels, pour une union idéale, doivent s’effacer les droits. L’homme et la femme qui, étant mariés, n’accorderaient chacun de l’importance qu’aux devoirs de l’un à l’égard de l’autre formeraient le couple le plus heureux du monde, le couple idéal. Ne pas considérer son conjoint comme un meuble, comme un complément, mais comme un être moralement indépendant, dont il faut, malgré le degré d’intimité que provoque le mariage, toujours respecter la personnalité et l’humeur." [Lonjon B., 2017. Brassens, les jolies fleurs et les peaux de vache]

Georges Brassens est un précurseur, dans la mesure où La non-demande en mariage annonce les évolutions sociales qui allaient avoir lieu quelques années après la publication du 33T dont elle fait partie : Supplique pour être enterré à la plage de Sète (Philips P 77.854 L). Pour lui, les épousailles ne sont pas un contrat que l’on signe, mais une promesse que l’on tient à deux. Par son désir de vivre un éternel présent, tel un François Villon ou encore un Pierre de Ronsard, en éternelle fiancée, à la dame de ses pensées, toujours, il pense…



*1Si il n’est pas franchement partisan, il n’est pas contre non plus. Lorsqu'il sut que ses jours étaient comptés, Georges fit part à Püpchen de son souhait de l'épouser. Afin de la protéger, de lui assurer une fin de vie sereine (ce qu'il fit néanmoins). Elle refusa dans un premier temps, par respect pour ses convictions ainsi que le choix qui en eut découlé. La veille de sa mort, il réitéra sa demande... que le destin laissa sans suite…

*2Brassens a tout d'abord utilisé une autre orthographe plus ancienne: M'amie, qui est la contraction de Ma et amie.

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