- Je m'appelle Brassens, Georges Brassens. Je suis sétois et je suis monté à Paris, il y a trois ans.
- Pour quoi faire ?
L'interpelé se lance dans une réponse du genre flou artistique et botte en touche, ne donnant pas satisfaction à l'inquisiteur.
- Mais enfin, putain ! Qu'est-ce que tu fous dans la vie ?
- Moi ? Rien ! Non, rien du tout. [Iskin R., 2005. Dans un Camp : Basdorf 1943 - Georges Brassens et moi avions 22 ans... - p. 42]
- Pour quoi faire ?
L'interpelé se lance dans une réponse du genre flou artistique et botte en touche, ne donnant pas satisfaction à l'inquisiteur.
- Mais enfin, putain ! Qu'est-ce que tu fous dans la vie ?
- Moi ? Rien ! Non, rien du tout. [Iskin R., 2005. Dans un Camp : Basdorf 1943 - Georges Brassens et moi avions 22 ans... - p. 42]
Tels furent les premiers mots qu'échangèrent Réné Iskin, imprimeur à la Banque de France, le boxeur Georges Bonnardel, et Georges Brassens, à leur arrivée le 08 mars 1943 dans la chambrée (stube) N°5 du baraquement (baracke) N°26 du camp de travailleurs de Basdorf, au nord de Berlin (Allemagne). Réquisitionnées dans le cadre du STO (Service du Travail Obligatoire), ils furent affectés au département Aviation de la BMW (Bayerische Motoren Werke), dans une usine de fabrication de moteurs d'avion pour la Luftwaffe: BMW Flugmotorenwerke Brandenburg GmbH. Pierre Onténiente, qui les cotoya, se souvient d'un encadrement pas excessivement sévère, malgré des conditions très dures. [Vassal J., 2006. Brassens, le regard de "Gibraltar" - pp. 40-41]
Alors, les subterfuges pour écourter le temps de travail virent rapidement le jour. Durant des passages aux toilettes volontairement rallongés (parfois stoppés par le passage des werkschütze, agents de sécurité du milieu industriel) pour pouvoir bavarder un peu, Georges, qui n'était pas encore devenu Brassens, se mit à distraire ses copains en chantant des chansons tout en martelant une porte de la main droite pour s'accompagner. Pareillement le soir, pour passer le temps après le travail. Charles Trenet, Johnny Hess, Damia, Mireille, Paul Misraki, Jean Nohain, Pills et Tabet, Jean Tranchant, Tino Rossi, Ray Ventura... son répertoire, qui inclut également des chansons paillardes, impressionna ses camarades de chambrée et particulièrement René Iskin. Ayant eu très jeune une certaine passion pour la chanson, collectionneur de petits formats, il découvrit un centre d'intérêt commun qui renforça l'amitié naissante entre lui et notre sétois moustachu. Ce d'autant plus qu'Iskin eut été surnommé "l'Anarchiste" pas ses collègues de la Banque de France pour évoquer ouvertement son aversion pour la guerre. Ces traits de caractères ne purent que les rapprocher.
Brassens, qui n'avait pas tellement de goût pour les conversations et les parties de cartes égayant son baraquement en soirée, décida de se coucher peu de temps après le repas et se lever régulièrement très tôt. Debout vers quatre heures du matin, il prit l'habitude de s'installer à la grande table sise au milieu de la chambre, pour lire mais aussi écrire. Écrire des vers, ainsi que le découvrirent ses camarades de chambrée. Les quelques plaquettes de A la Venvole (1942) qu'il finit par exhiber provoquèrent une certaine admiration mêlée d'incrédulité. Comme l'explique Pierre Berruer dans son ouvrage La marguerite et le chrysanthème (1981), Brassens, qui prit à cet instant le surnom de "poète", ne fut pas réellement pris au sérieux (et ne fit rien pour), du moins au départ. Néanmoins, il obtint un accord collégial afin de poursuivre ses activités aux aurores, dérangeantes il est vrai, pour ses compagnons qui eussent préférer dormir. En échange, il proposa de se charger tous les matins de la corvée de café ou, du moins, ce qui en tenait lieu. [Vassal J., 2006. Brassens, le regard de "Gibraltar" - p. 41] Il est un autre secret que Georges ne dévoila que plus tard: pourquoi martelait-il sa table tout en écrivant ? René Iskin fut le premier à le découvrir lors d'une séance de chant improvisée.
Georges Brassens et René Iskin D.R.
Les samedis soirs, nos "STO" se rendaient à la brasserie du Waldfrieden pour s'occuper tout en buvant une Malzbier, bière brune très sucrée. Georges ne tarda pas à remarquer le piano de l'établissement. Ayant obtenu de la sympathique fille du patron l'autorisation d'en jouer, il se mit à interpréter de nombreuses chansons avec René Iskin qui lui emboîta le pas. Tous deux en firent autant dans une salle polyvalente servant pour des spectacles mais aussi de foyer et de réfectoire au camp. Surnommée "Le Casino", cette salle comporte un vieux piano droit poussiéreux pas très bien accordé mais qui ne tarda pas à égrener des notes, sitôt que Brassens et Iskin l'eurent repéré. Tous deux finirent par prendre l'habitude se s'y retrouver régulièrement, ne retournèrent plus au Waldfrieden. Un soir après le travail, ils s'adonnèrent à leur passe-temps favori lorsque Georges se mit à entonner une chanson qui interpella son compère.
Reine de bal, reine de bal champêtre,
Je vais ce soir chanter pour vous,
Chanter pour vous ce soir de tout mon être,
Reine de bal, un chant très doux.
Reine de bal, c'est son titre, n'était jusqu'alors jamais parvenue aux oreilles de ce dernier. "Tu ne peux pas l'avoir entendue, elle est de moi !" lui répondit le futur auteur des Copains d'abord tout en dévoilant d'autres textes qu'il eut écrits et relatant sa récente entrée à la Sacem comme auteur (27 janvier 1942).
René Iskin: "Quelle surprise, pour un amateur de chansons, d'être en présence d'un compositeur ! Ainsi, le mystère s’éclaircissait, si Georges ne faisait "rien", au sens où nous l'entendions généralement, il était bel et bien monté à Paris dans le but de faire entendre et interprété ses chansons; en somme, il avait commencé à creuser ce sillon qui, plus tard, devait se révéler si profond et si merveilleux." [Sermonte J.-P., 2001. Brassens au bois de son cœur - p. 18]
Plus enthousiaste que jamais, René s'empressa de mémoriser et de recopier dans un cahier toutes les nouvelles chansons que Georges se mit à chanter. Maurice Remiot, son collègue de la Banque de France, ne tarda pas à en faire de même de son côté. Parfois, des annotations de leur copain sétois révèlent une partie de l'histoire de certains textes. L'accès au piano du "Casino" finit par leur être interdit (sans doute suite à des vols perpétrés dans la salle), mais cela n'empêcha pas Brassens de continuer à composer tout en marquant le rythme sur une table ou une porte. Les mélodies naissaient dans sa tête. Il proposa ensuite à Iskin de chanter ses nouvelles créations afin de pouvoir lui-même les évaluer, car il n'osait pas encore envisager de les défendre lui-même. Parmi ces chansons figurent en quelque sorte les premières moutures de certains de ses futurs succès en carrière: Bonhomme, Pauvre Martin, mais aussi Maman, papa qui fut créée en deux temps. La musique naquit à l'usine dans la semaine du 04 au 09 septembre 1943. Quant au texte, il vit le jour le 11 octobre 1943.
René Iskin: "Moi, je me souviens bien que Georges avait cette chanson en tête depuis plusieurs mois. Nous dormions dans des lits superposés avec des montants en bois. Un matin, vers cinq heures, j'entends que l'on frappe en rythme sur le montant de mon lit. "Écoute, elle est finie :" Georges, partagé entre son enthousiasme et son souci de ne pas réveiller les copains, me scandait à l'oreille Maman, papa Cette chanson est immédiatement entrée dans ma tête et dans mon cœur pour ne plus en ressortir !" [Lamy J.-C., 2004. Brassens, le mécréant de Dieu - pp. 50-51]
Parmi les autres chansons qui taillèrent la réputation de Georges parmi ses compagnons du STO, il en est quelques-unes qui furent assez marquantes. Elles appartiennent à sa première période d'écriture, sous influence des artistes entendus à la radio et sur le phonographe familial. Celle qu'il nommera ironiquement son "vieux style." Ainsi en est-il de Souvenirs de parvenue, déposée à la Sacem le 04 mars 1943. Dans les Œuvres Complètes de Georges Brassens (Éditions Le Cherche-Midi), Jean-Paul Liégeois nous apprend que selon le manuscrit, la chanson fut terminée "à Paris le 29 janvier 1943 à 19 heures." Il s'agit de la première ébauche du Mauvais sujet repenti. Lorsque Brassens la chanta pour la première fois, certains vers, supprimés dans le texte définitif, lui assurèrent un franc succès. Ceux-ci en particulier:
Te souviendrait-il encor' du
Bidet d'hygiène
Avec lequel j'avais fendu
Ta boît' crânienne ?
Par la suite fréquemment demandée sous le titre Le Bidet, cette chanson, selon la plupart des biographes, glorifia Brassens d'un nouveau surnom. Mais la réalité fut autre, comme le confia René Iskin à Pierre Schuller. En effet, c'est l'intérêt prononcé de Georges pour Les stances à Sophie, une chanson paillarde dont toute la chambrée se délectait, qui l'a fait surnommer "Bidet". En voici le premier couplet :
Tu m' demand' tes lettr's, ta photographie
Ton épong' à cul, ton Bidet d'métal
Je m'en fout pas mal, ingrate Sophie
Et j'te renvoie l'tout par colis postal.
La ligne Brisée, déposée à la Sacem le 4 mars 1943 également, peut être vue comme une sorte de poème délirant, en vers presque libres et ne comportant ni couplets ni refrain. Ce texte, qui semble être une représentation imagée de l'anarchie, eut une histoire particulière que nous raconte Gibraltar:
Pierre Onténiente: "Une histoire quelque peu surréaliste qui, pour nous, se résumait à dessiner des lignes brisées sur toutes les portes. Les Allemands se posaient des questions sur ces lignes brisées et ils avaient fini à tout hasard par les interdire. Le plus drôle, c'est que ça ne voulait rien dire !" [Vassal J., 2006. Brassens, le regard de "Gibraltar" - p. 48]
En effet, Brassens et ses amis s'amusèrent à créer une sorte de parti souterrain: les "briséistes." Un nuit, ils apposèrent sur la porte de chaque autre chambrée des affichettes portant le message suivant: "La ligne brisée, qu'est-elle ? Que veut-elle ? - Les briséistes, que veulent-ils ?" Sans compter les lignes brisées dessinées à la craie ou au charbon qui finirent par intriguer les Allemands. Bien sûr, ceux-ci ne connurent jamais le sens de tout cela, mais les reprises à l'ordre survinrent rapidement. Témoignage de cette histoire, une annotation explicative de Brassens sur le cahier de Maurice Remiot, en marge du texte: "La ligne qui voulut un jour triompher de la monotonie mais qui n'y parvint pas parce que ses ennemis, la stupidité et le rationalisme, étaient supérieurs en nombre et en quantité. Gloire aux briséistes !" [Calvet L.-J., 1991. Georges Brassens - p. 50]
Quatre autres chansons que, cette fois, Georges composa à Basdorf même: Notre amour brûle encore, dédiée à Jeanne Le Bonniec-Planche. Elle fut écrite à l'origine sous le titre Pour ma Jeannette le 06 octobre 1943. C'est un petit amour de campagne (écrite à l'usine le 27 août 1943), A l'Auberge du bon Dieu - datée du "dimanche 19 septembre 1943". Toutes trois déposées à la Sacem le 31 mai 1944. Puis La marche des PAF. Terme argotique à connotation sexuelle, 'PAF' est aussi une abréviation pour "Paix aux Français", inventée par Brassens pour lui et ses camarades de chambrée. La chanson qu'il écrivit - et qui le fit introniser "Roi des PAF(S)" - devint leur hymne, que tous chantèrent chaque matin sur le chemin du travail, en passant devant la sentinelle du camp.
Dans la foulée de La marche des PAF, Brassens écrivit la seule chanson à connotation patriotique de son œuvre: Si les Français. [Liégeois J.-P., 2007. Georges Brassens - Œuvres complètes, Le Cherche-Midi, coll. Voix publiques, p. 510] Le texte en fut rendu public en 1982 par André Larue qui avait rejoint la bande en août 1943.
Le 22 août 1944, René Iskin interpréta un set de quatre chansons de Brassens lors d'un spectacle monté par André Larue. Au programme: un orchestre jazz, entre autres. Plus de 400 spectateurs entendirent la très rythmée Le ciel en avait assez en introduction, Je garde toujours, au swing lent, puis La chanson des bois et Maman, papa dont la partition fut offerte à René par son auteur avec la dédicace suivante: "A toi, René, le vrai créateur de cette chanson, et mon amitié. Georges Brassens dit Bidet." Celui-ci n'assista pas à la représentation car une permission lui permit d'être de retour à Paris le 08 mars 1944. Cependant, le triomphe de son premier interprète public lui fut conté lors des retrouvailles en été 1945...
René Iskin relata tous ses souvenirs dans un entretien avec Jacques Vassal, enregistré le 13 octobre 1990, chez lui, en compagnie de son épouse Micheline dite "Michou". [Vassal J., 2011. Brassens, homme libre - pp. 531-545] Il retourna à Basdorf en compagnie de Gibraltar le 13 septembre 2003, peu de temps après l'inauguration de la Georges Brassens Platz. Tous deux y rencontrèrent Marion Schuster, professeur de français et de russe, admiratrice de l’œuvre de Georges Brassens et de Boulat Okoudjava. C'est à son initiative ainsi que par le soutien de Mme Heidi Freistedt, maire de Basdorf de l'époque, que naquit le festival Brassens in Basdorf en 2004.
De décembre 2002 à février 2003, il enregistra au studio Chrysalide treize des succès de Georges ainsi que quatre inédits: A l'Auberge du bon Dieu, Un camp sous la lune, Loin des yeux, loin du cœur et Maman, Papa dans son intégralité, dévoilant les trois couplets qui en avaient supprimés. [Liégeois J.-P., 2007. Georges Brassens - Œuvres complètes, Le Cherche-Midi, coll. Voix publiques, pp. 490-491] Retour à Basdorf (René Iskin chante les inédits de Georges Brassens) vit le jour le 01 octobre 2003 (néanmoins précédé par un premier pressage titré René chante Georges). Pour accompagner René, Yves Uzureau à la seconde guitare (il assure également les chœurs), son frère Didier à la guitare rythmique et enfin Thierry Guérin à la contrebasse.
Le 25 novembre 2005, soit presque deux années plus tard, parut Dans un Camp : Basdorf 1943 - Georges Brassens et moi avions 22 ans... aux Editions Carpentier. Ce livre, dont René Iskin est l'auteur, retrace en détail toute l'histoire qu'il a vécue plus de soixante ans auparavant, celle de la naissance de son amitié avec celui dont l’œuvre restera dans la mémoire de millions de gens. A noter par ailleurs l'article de Jade-Yasmin Tänzler, publié le 17 mars 2007 dans le Berliner Zeitung - Chansons aus dem Lager - qui évoque le célèbre festival créé sous l'impulsion de Marion Schuster, où l'amitié franco-allemande est célébrée au son des mots et de la guitare de Georges...
Merci, un vrai plaisir de découvrir encore sur Brassens!
RépondreSupprimerMerci pour ces anecdotes si émouvantes!
RépondreSupprimerIl est décidément super ce blog ! Félicitations
RépondreSupprimerMerci à vous et bon voyage... par les routes du printemps !
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