A propos de ce blog

C'est durant ma petite enfance que j'ai découvert l’œuvre de Georges Brassens, grâce à mon père qui l’écoute souvent durant les longs trajets en voiture. Sur la route des vacances estivales, j'ai entendu pour la première fois Le Petit Cheval alors que je n'avais que 4 ans. C'était en août 1981. Au fil des années, le petit garçon que j'étais alors a découvert bien d'autres chansons. Dès l'adolescence, Georges Brassens était ancré dans mes racines musicales, au même titre que Jacques Brel, Léo Ferré, Barbara et les autres grands auteurs-compositeurs de la même génération. M’intéressant plus particulièrement à l’univers du poète sétois, je me suis alors mis à réunir ses albums originaux ainsi que divers ouvrages et autres documents, avant de démarrer une collection de disques vinyles à la fin des années 1990. Brassens en fait bien entendu partie. Cet engouement s’est accru au fil du temps et d’évènements tels que le Festival de Saint-Cyr-sur-Morin (31/03/2007) avec l’association Auprès de son Arbre. À l’occasion de la commémoration de l’année Brassens (2011), j’ai souhaité créer ce blog, afin de vous faire partager ma passion. Bonne visite... par les routes de printemps !

J'ai rendez-vous avec vous

"Chaque fois que je chante une chanson, je me fais la belle." Georges Brassens

mercredi 2 janvier 2019

Sache aussi qu'en écoutant Bechet

Foll' gamberge, on voit, la nuit tombée,
Ton fantôme qui sautille en cachette
Rue du Vieux-Colombier

Cette chanson en forme d’épitaphe, Élégie à un rat de cave, Georges Brassens l’écrivit et la composa à la demande de Moustache en hommage à son épouse, Simone Van Lancker-Galépidès accidentellement décédée en 1978. En tant que danseuse, cette dernière fréquenta, dès la Libération, tous les bals des quartiers sud de Paris, puis s’imposa dans les cabarets naissants du quartier Latin tels que le Lorientais, une boîte ouverte au 3, rue des Carmes (5e arrondissement) à 500 mètres de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris, dans le sous-sol de l’hôtel des Carmes. C’est durant cette période que Moustache et elle firent connaissance. Au début de l’année 1949, Simone débuta dans l’établissement de Maurice Carrère, sis au 45bis, rue Pierre-Charron (8e arrondissement). Avec les "Rats de Cave" de Jano Merry (qui, le premier, monta un numéro de be-bop acrobatique), et l’accompagnement de l’orchestre d’Aimé Barelli, elle y rencontra un franc succès. Sur le site amourdurocknroll.fr, la page dédiée au fondateur du Jazz de Paris comporte entre autres une photo datée de février 1949, légendée French boppers et signée René Henry, correspondant de l’agence de reportages ACME Newspictures (New York) à Paris. On y voit, sur la scène de Chez Carrère, les "Rats de Cave" : Jano Merry avec Marthe Bonnet, Simone Van Lancker, Catherine Mouret, Warojan Adjemian et Jean-Pierre Pitoëff. La troupe figura à l’affiche de plusieurs programmes parisiens aux côtés des vedettes de l'époque, comme Bourvil, Les Compagnons de la chanson ou encore Yves Montand.

Au Vieux-Colombier, où Georges Brassens se produisit du 29/12/1952 au 21/03/1953, il chanta en avant-première certaines de ses nouvelles chansons du moment devant Moustache et Simone. Ainsi, dans les cuisines de l’établissement, raisonnèrent Le petit cheval et La cane de Jeanne. [Lamy J.-C., 2004. Brassens - Le mécréant de Dieu p. 140] La grande époque des caves de Saint-Germain-des-Prés et de l'existentialisme est évoquée au fil du texte d’Élégie à un rat de cave qui nous fait entrer virtuellement au temple du jazz du 21, rue du Vieux-Colombier. Ainsi sont cités, dans l’ordre, Sidney Bechet mais aussi Zutty Singleton, un des premiers batteurs influents de l’histoire du jazz qui joua avec de nombreux artistes majeurs tels Oscar Celestin dit Papa Celestin, Big Eye Louis Nelson, John Robichaux, Fate Marable, Charlie Creath, Jimmy Noone, Louis Armstrong, Bubber Miley, Tommy Ladnier, Bill Robinson, Fats Waller, Jelly Roll Morton, Otto Hardwick, Mezz Mezzrow et Sidney Bechet lui-même. Singleton fit en outre figure de précurseur dans l’exercice consistant à se lancer dans de longs soli de batterie, très appréciés du public français.

Claude Luter, Guy Longnon et, bien sûr, "ce gras du bide de Moustache", sont également mis à l’honneur par le poète sétois. Trompettiste, violoncelliste, arrangeur, enseignant et créateur en 1963 de la première classe de jazz en France au Conservatoire national à rayonnement régional de Marseille à l'initiative de son directeur, le pianiste Pierre Barbizet (probablement après que celui-ci l’eut entendu donner une conférence dans laquelle il précisa clairement sa préférence pour le be-bop), Guy Longnon fréquenta Boris Vian et le monde de Saint-Germain-des-Prés au temps où il fut élève dans la classe de violoncelle du Conservatoire supérieur de musique de Paris. Pilier du renouveau du jazz "Nouvelle Orléans" en France comme Claude Luter, il joua avec ce dernier ainsi que Sidney Bechet, Don Byas, Jean-Claude Fohrenbach et Moustache.

Selon André Tillieu, l’élaboration d’Élégie à un rat de cave - deux parties composées chacune d’un huitain et d’une strophe de dix-huit vers dont les deux derniers sont bissés - donna lieu à quarante-cinq brouillons. Dans Brassens auprès de son arbre (1983), il en publie un daté du 04/12/1978. Un second (sans doute l'un des derniers chronologiquement) se trouve dans le premier tome - Chansons - des Manuscrits de Brassens (2002). Ce qui, en plus de nous apprendre qu’un des titres provisoires fut Élégie pour un rat de cave, nous donne un aperçu du travail d’écriture de Georges, faisant naître un grand nombre d’images en un minimum de mots. A l’instar de l’expression 'rat de cave', qui désigne ici une fille ou un garçon, généralement vêtus d’un chandail et d’un pantalon noir et dont les danses échevelées (be-bop) contribuèrent au succès des caves de Saint-Germain-des-Prés dans l’immédiat après-guerre. [Garitte J.-L., 2017. Brassens – Mais où sont les mots d’antan ? - pp. 550-551] Choix idéal pour personnifier Simone Van Lancker, par association avec le nom du groupe de Jano Merry, auquel celle-ci appartint, mais aussi avec 'petit rat de l’Opéra', jeune élève de l'école de danse de l'Opéra de Paris qu’elle eut rêvé de devenir lorsqu’en 1939, la guerre éclata et la contraignit à changer ses plans à son grand regret. De plus, une notion de luminosité est apportée par le sens propre de 'rat de cave' : une bougie mince et longue, enroulée sur elle-même, utilisée par les cavistes. Simone ne fut-elle pas une égérie des boîtes de jazz du quartier chanté par Léo Ferré dès 1950 ?


Élégie à un rat de cave par Les Amis de Brassens - Avec Bruno Granier

Brassens, tout au long de son texte, glisse également des allusions à plusieurs de ses chansons bien connues. L’introduction, qui utilise des expressions du champ lexical de la navigation, renvoie de fait aux Copains d’abord. Ce que confirment les deux vers suivants, liés grâce à un enjambement (d’autres parsèment la chanson) :

Tu n’étais pas du genre qui vire
De bord et, tous on le savait,

Le second a connu au moins deux variantes : De bord, au moindre vent mauvais ou De bord, quand ça devient mauvais. D’autres modifications voire même parfois suppressions sont intervenues. Par exemple, dans la première strophe de dix-huit vers :

Je joue pour toi le chanteur d’orchestre
Pour tes beaux yeux,

devint

Que je m’déguise en chanteur d’orchestre.
Pour tes beaux yeux,

Ici, Brassens fait preuve d’autodérision en ironisant sur l’accompagnement dépouillé auquel il est attaché pour ses chansons. La présente faisant exception dans son œuvre. Mais n’est-ce pas un bonheur pour lui que de faire le lien artistique avec le jazz, sa grande passion ? Quant aux quatre vers suivants - cités par Bernard Lonjon dans Brassens, les jolies fleurs et les peaux de vache (2017), ils furent intégralement repensés :

Maintenant que t’es portée manquante,
Qu’en vélo tu nous as fait la malle,
Tes copains avec ou sans bacchantes
S’emmerdent pas mal.

a évolué vers

En partant m’amie je te l’assure,
Tu as fichu le noir au fond de nous,
Quoiqu’on n’ait pas mis de crêpe sur
Nos putains de binious.

Le biniou kozh, qui n’est pas sans évoquer Le vieux Léon, est - sans doute volontairement - précédé par un gros mot : 'putain'. Les exégètes du site Analyse Brassens font un parallèle avec le 'fucking' couramment employé dans l'argot américain, et en particulier celui des musiciens de jazz. A titre d’illustration, une anecdote que relate Miles Davis dans Miles : The Autobiography (1989) et qui a trait aux concerts donnés au cours de sa tournée européenne de 1969 avec son troisième quintet (souvent appelé Lost Quintet) : "Man, I wish this band had been recorded live because it was really a bad motherfucker. I think Chick Corea and a few other people recorded some of our live performances, but Columbia missed out on the whole fucking thing." Le trompettiste exprime ainsi son regret que Columbia n’ait capté aucune de ses mythiques prestations en public avec Chick Corea (Fender Rhodes), Jack DeJohnette (batterie), Dave Holland (contrebasse et basse électrique) et Wayne Shorter (saxophones soprano et ténor). Pour en revenir à Brassens, le travail d’écriture qu’il fit sur l’ensemble de cette première strophe l’amena à supprimer certains vers recelant d’intéressantes trouvailles, comme ce clin d’œil aux musiciens qu’André Tillieu met en exergue [Poulanges A., Tillieu A., 2002. Manuscrits de Brassens. Tome 3: Transcriptions et commentaires - p. 282] :

Y a toujours dans nos accords tacites
Un doigt de trémolo

Autre modification à noter : On ne m’a jamais vu ma cocotte qui, après une hésitation de l’auteur, laissa la place à On n’m’a jamais vu, faut que tu l’notes. La dernière partie cite Sidney Bechet qui enregistra Brave Margot, La cane de Jeanne, et Le fossoyeur le 28/05/1953 pour l’album Rendez-Vous Avec Sidney Bechet Et André Réwéliotty Et Son Orchestre (Vogue ‎L.D. 142). Parmi les musiciens de cette session figure Guy Longnon, à la trompette.

Sache aussi qu’en écoutant Bechet(e),
Foll’ gamberge, on voit, la nuit tombée,
Ton fantôme qui sautille en cachette
Rue du Vieux-Colombier.

Là aussi, on peut relever des remaniements intéressants, ces quatre vers ayant auparavant été écrits comme suit :

Sache aussi qu’en écoutant Bechet(e),
Quelques braves schnocks battant le pied
Vont retrouver ton ombre en cachette
Rue du Vieux-Colombier.

Parmi les informations que nous donne le manuscrit publié par André Tillieu dans Brassens auprès de son arbre, mentionnons le vers Vont retrouver ton ombre en cachette que le sétois moustachu fit évoluer en Courront draguer ton fantôme en cachette avant d’en arriver à la locution que nous connaissons aujourd’hui.

Le deuxième huitain débute avec la citation de Ce n'est qu'un au revoir, version francophone de la ballade écossaise Auld Lang Syne, créée par le poète Robert Burns à la fin du XVIIIe siècle, à partir d'un air de chanson folklorique traditionnelle (ce qui montre la grande connaissance de nombreuses ritournelles populaires francophones et autres, de l'auteur-compositeur de La route aux quatre chansons). Le titre peut signifier, en langue scots (parlée en particulier dans les Lowlands) : "Il y a bien longtemps", "Les jours passés" ou encore "Les jours d'antan". Ce qui nous amène à une autre citation, celle d’une chanson de Brassens, cette fois : les vers Ton trou dans les neiges d'antan et surtout

J'inclus ton nom à la ballade
Des belles dam's du temps Jadis.

sont bien sûr des évocations de François Villon à travers son poème Ballade des dames du temps jadis, que Georges mit en musique et enregistra au début des années 1950.

La deuxième strophe de dix-huit vers, qui rend hommage à nombre de figures du jazz de Saint-Germain-des-Prés, se termine par une locution - Brill'nt pour toi des lendemains qui dansent - par laquelle le sétois moustachu détourne les fameux 'lendemains qui chantent', apparus pour la première fois dans le de la chanson Jeunesse, écrite par Paul Vaillant-Couturier sur une musique d’Arthur Honegger en 1937. Cette expression fut l’objet de dissertations et raisonnements divers émis par des écrivains et philosophes existentialistes des années 1940 et 1950, tels Simone de Beauvoir, Albert Camus, Vladimir Jankélévitch, Emmanuel Lévinas, Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre.

L’écriture d’Élégie à un rat de cave fut achevée le 24/12/1978. Il s’agit de la dernière de ses chansons que Georges Brassens enregistra. La session eut lieu le 23/01/1979, avec Pierre Nicolas (contrebasse), Joel Favreau (guitare) ainsi que Moustache et ses musiciens : Michel Attenoux (saxophone), Geo Daly (accordéon, vibraphone), Christian Donnadieu (piano), Irakli (trompette), Teddy Martin (violon) et Marcel Zanini (clarinette). On remarquera la nuance rythmique créée par la métrique différente des huitains et des couplets de dix-huit vers. De plus, un long silence de près de trois secondes vient après chaque huitain. Sur la partition, il est matérialisé sur presque deux mesures par une demi-pause pointée (trois temps) suivie d’une pause (quatre temps).


Georges Brassens, accompagné par Moustache et les Petits Français - Show Brassens unique (FR3, 31/12/1979)

Lors de l'émission Showtime, diffusée sur Europe 1 le 31/10/1979, Jacques Martin évoqua Georges Brassens et le jazz, Moustache étant également à l'honneur. Élégie à un rat de cave y fut présentée, parmi d'autres morceaux. Suite à la publication en automne 1979 du 33T simple Georges Brassens / Moustache et les Petits Français - volume 1 "Élégie à un rat de cave" (Philips 9101 260), la chanson fit l'objet d'interprétations notamment dans le cadre de deux émissions télévisées en particulier: Les rendez-vous du dimanche, diffusé le 02/12/1979 sur TF1 avec Michel Drucker aux commandes et le Show Brassens unique (FR3) de Jean-Christophe Averty, sur les écrans le 31/12/1979. L'émouvant coup d’œil de Brassens vers Moustache, à la fin de leur prestation sur le plateau des Rendez-vous du dimanche, est très évocateur. Le sétois ne semble-t-il pas faire écho au message qu'il laissa à son ami acteur et batteur de jazz sur l'un des manuscrits les plus aboutis de la chanson ? [Poulanges A., Tillieu A., 2002. Manuscrits de Brassens. Tome 1: Chansons - p. 108]

"Mon cher Moustache, j’espère que tu seras content. Je t’embrasse." Georges Brassens

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