A propos de ce blog

C'est durant ma petite enfance que j'ai découvert l’œuvre de Georges Brassens, grâce à mon père qui l’écoute souvent durant les longs trajets en voiture. Sur la route des vacances estivales, j'ai entendu pour la première fois Le Petit Cheval alors que je n'avais que 4 ans. C'était en août 1981. Au fil des années, le petit garçon que j'étais alors a découvert bien d'autres chansons. Dès l'adolescence, Georges Brassens était ancré dans mes racines musicales, au même titre que Jacques Brel, Léo Ferré, Barbara et les autres grands auteurs-compositeurs de la même génération. M’intéressant plus particulièrement à l’univers du poète sétois, je me suis alors mis à réunir ses albums originaux ainsi que divers ouvrages et autres documents, avant de démarrer une collection de disques vinyles à la fin des années 1990. Brassens en fait bien entendu partie. Cet engouement s’est accru au fil du temps et d’évènements tels que le Festival de Saint-Cyr-sur-Morin (31/03/2007) avec l’association Auprès de son Arbre. À l’occasion de la commémoration de l’année Brassens (2011), j’ai souhaité créer ce blog, afin de vous faire partager ma passion. Bonne visite... par les routes de printemps !

J'ai rendez-vous avec vous

"Chaque fois que je chante une chanson, je me fais la belle." Georges Brassens

lundi 4 novembre 2019

"Entre les grilles et le gorille, il n’y a qu’une voyelle de différence, mais c’est celle de la liberté."

Ces mots d’Anne C. Chabanon, que l’on retrouve au sein de son article "Sur les cordes de Georges" publié dans le N°4 de la revue Les Amis De Georges (septembre-octobre 1991), traduisent on ne peut mieux l’esprit libertaire de l’une des plus célèbres chansons de Georges Brassens, dont l’écriture démarra dès 1946. Son premier titre: Gorille vendetta, comme en atteste une lettre à Marcel et Germaine Renot, datée du 16/10/1951, dans laquelle le sétois moustachu parle du trac maladif qui l’atteint lorsqu’il doit affronter le public des cabarets où il auditionne durant cette période: "(…) La trouille m’enlève mes moyens comiques et ce que je dis perd de son sel dans des chansons genre Gorille vendetta, tandis que, dans les autres chansons, je peux impunément trembler du genou, la musique prenant le pas sur les paroles." [Georges Brassens in Liégeois J.-P., 2007. Georges Brassens - Œuvres complètes, Le Cherche-Midi, coll. Voix publiques, pp. 1292-1293]

Cette fable truculente autant qu’humoristique est une des rares à ne pas avoir été écrite lors des matinées studieuses de Georges Brassens: "J’ai composé mes premières chansons comme ça, en me promenant dans les rues de Paris. Le gorille, par exemple. En courant les filles, en allant à un rendez-vous, je fignolais ma strophe." [Sève A. - Brassens "Toute une vie pour la chanson" - p. 55] L’ensemble du texte, dont on ne sait précisément l’ordre dans lequel les différentes idées sont venues à l’esprit de l’auteur, est construit autour d’une locution qui résonne comme un slogan: Gare au gorille !... Ce point de départ est évoqué dans des propos de Georges que Gilbert Ganne cite dans Confidences impardonnables (1954). S’y dessine également une allitération simple, à consonance amusante, d’autant plus percutante qu’elle sert de refrain intégré à la fin de chaque strophe de huit vers (huitain). De nombreux essais furent nécessaires à Brassens pour l’élaboration de son histoire, tant dans la forme que dans le fond. 


La structure rappelle étrangement celle du poème de François Villon connu comme la Ballade des pendus. Cette dernière, d’après le manuscrit Coislin, n'a pas de titre et, dans l'anthologie Le Jardin de Plaisance et Fleur de rethoricque imprimé vers 1501 par Antoine Vérard, elle est juste appelée Autre ballade. Elle est titrée Épitaphe Villon dans le manuscrit Fauchet et dans Le Villon de 1489 (Le grant testament Villon et le petit. Son codicille. Le jargon et ses ballades) édité par Pierre Levet, Épitaphe dudit Villon dans le Chansonnier du Cardinal de Rohan (commencé après juillet 1463). Clément Marot, dans Les œuvres de Françoys Villon, de Paris, reveues et remises en leur entier (1533) la nomme Épitaphe en forme de ballade, que feit Villon pour luy & pour ses compaignons s'attendant à estre pendu avec eulx.  Dès lors que l’on sait à quel point Villon figura parmi les auteurs de prédilection de Georges Brassens, il n’est pas étonnant de remarquer une inspiration stylistique particulière dans l’œuvre du sétois analysée ici: des strophes qui comportent autant de vers que ceux-ci ont de syllabes (dix pour la Ballade des pendus, huit pour Le gorille), l’usage des rimes croisées (très fréquentes dans l’œuvre de Villon) donnant de l’impact à l’humour et à la truculence présents aussi dans Hécatombe, soulignant les diverses figures de style utilisées. Ainsi en est-il spécifiquement des enjambements et des paronomases. [Vassal J. – Brassens, homme libre - p. 225]

Le texte du Gorille tel que nous le connaissons aujourd’hui est constitué de neuf huitains racontant métaphoriquement une histoire dont la chute exprime une idée concrète: il s’agit donc d’une allégorie. Georges - et ce fut toujours son habitude - suggère sa réflexion plutôt que de l’exprimer directement. Sans doute doit-on y voir une pensée similaire à celle que Joris-Karl Huysmans fait porter par l'abbé Gévresin dans La Cathédrale (1898): Saint Augustin le déclare expressément: "une chose notifiée par allégorie est certainement plus expressive, plus agréable, plus imposante que lorsqu’on l’énonce en des termes techniques." Le premier tome des Manuscrits de Brassens (2002) nous donne accès à un brouillon nous permettant de nous forger une idée du cheminement de l’écriture du Gorille. Seules huit strophes apparaissent ici. La première comprenait les vers suivants, sans ponctuation:


C'est à travers de larges grilles
Que les femelles du canton
Contemplaient un puissant gorille
Sans souci du qu'en-dira-t-on
Tout à coup la prison bien close
Où vivait le bel animal
S'ouvre, on n'sait pourquoi je suppose
Qu'on avait dû la fermer mal

Brassens la scinda en deux pour y intercaler huit autres vers. A la suite, il imagina puis écrivit le huitain suivant:


L'patron de la ménagerie
Criait, éperdu: "nom de nom !
C'est assommant, car le gorille
N'a jamais connu de guenon !"
Dès que la féminine engeance
Sut que le singe était puceau,
Au lieu de profiter de la chance,
Elle fit feu des deux fuseaux !

Ainsi naquirent les trois premières strophes définitives de la chanson. Il se dit que le vers Elle fit feu des deux fuseaux ne fut pas du goût de Brassens qui le regretta toujours, le trouvant trop approximatif. En témoigne André Tillieu, cité par André Sallée dans Brassens (1991). La quatrième strophe débute par un vers qui connut une évolution:


Ces mêmes femmes qui, naguère,

devient

Celles-là même qui, naguère,

Il est également intéressant d’observer qu’au fil de son texte, Georges brise le quatrième mur à deux reprises: Vous l’aviez deviné j’espère (seconde strophe); Supposez qu’un de vous puisse être (septième strophe). Cette manière familière de s’adresser à son ou ses auditeur(s), de se mettre en quelque sorte dans la peau d’un conteur captivant des amis et les impliquant dans son récit, est un procédé nouveau dans la chanson du début des années 1950. L’histoire en question met en scène un groupe de femmes (les femelles du canton) fantasmant sur l'anatomie (l’idée est suggérée plutôt que dite explicitement, Brassens introduisant un autre personnage faisant sans doute référence à sa mère, qui n’eut pas apprécié qu’il prononça des gaillardises: se créé alors une tension comique entre effet de censure et contenu osé) d'un gorille enfermé dans une cage.*1 Soudain, la porte de la cage, probablement mal fermée, s'ouvre et laisse s’échapper l'animal entendant perdre son pucelage. Toutes les femmes s'enfuient, sauf une dame âgée (une vieille décrépite) et un magistrat (un jeune juge en bois brut). Contre toute attente, par confusion entre les deux personnages portant une robe, c’est ce dernier que le gorille choisit et entraîne dans un maquis pour lui faire subir les pires outrages. S’il y a clairement de l’inspiration rabelaisienne dans tout cela, c’est que Brassens prit le goût, au cours de son adolescence, des chansons de corps de garde. Au point d’en venir à s’y intéresser de manière plus approfondie. Dans Le gorille, on entre dès le début dans le monde choisi par l'auteur et tout s’enchaîne avec une logique absolue où polissonnerie et réalité se rejoignent.

Georges Brassens: "Là, j’ai voulu raconter une histoire pour m’amuser. Mais à la fin de cette histoire un peu burlesque une sorte de morale est venue. En prime ! Je n’y avais pas pensé. Ce juge qui crie "Maman ! et qui pleure… Comme l’homme auquel, le jour même, il avait fait trancher le cou". Brusquement, à la fin des rires, quelque chose change, quelque chose passe." [Sève A. - Brassens "Toute une vie pour la chanson" - pp. 48-49]

 
Un animal - autre que l’homme - acteur pour illustrer un tableau. Ne reconnait-on pas une des principales caractéristiques de l’art de Jean de La Fontaine, dont les fables firent partie des lectures de chevet régulières de Brassens ? Après les coquineries imaginaires jouant sur l’amalgame que le sens commun fait entre la force physique des gorilles et celle prétendue de leurs attributs sexuels, l’auditeur peut apprécier tout autant les réticences du sétois moustachu à l’égard des juges incarnant l’ordre social (l’expression imagée "juge en bois brut" dénote l’inexpérience et le manque de sensibilité du magistrat), puis son opposition à la peine de mort. Cette remarque formulée par Salvador Juan dans Sociologie d’un génie de la poésie chantée: Brassens (2017) rejoint ce qu’exprime Jean-Paul Sermonte dans l’éditorial du N°107 de la revue Les Amis de Georges: Le gorille (…) fut accueilli par d’immenses éclats de rire et par des "ah !" puis des "oh !" de stupéfaction et d’indignation… Ce sont en effet les derniers vers particulièrement percutants du huitain final qui révèlent la véritable obscénité: la peine capitale. Cette technique de dévoilement progressif se retrouve dans l’écriture de Georges Brassens autant que dans celle de Jacques Brel. Dans ses notes de pochettes, René Fallet commente : Pas de mystère. Le gorille justicier qui viole ce juge qui criait "Maman", pleurait beaucoup - comme l’homme auquel le jour même - il avait fait trancher le cou", c’est Brassens. C’est aussi, cette chute de couperet après huit couplets et plus, la subversion dans toute son ampleur. Le refus. La révolte. C’est chanson est bien autre chose qu’une admirable polissonnerie. C’est un "non" à la peine de mort. Et une menace: "Gare au gorille".

Pour aller plus loin encore, c’est aussi la fameuse loi du Talion (qui consiste en la réciprocité du crime et de la peine), fondement de la peine de mort, que le sétois moustachu reprend et retourne à la face de la société. De la société policée, incarnée par le juge qui subit les assauts du gorille, reflet de son propre inconscient humain qui lui dicte lois, jugements et prononciation de peine capitale. Ainsi ce magistrat se retrouve-t-il en quelque sorte dans le rôle de l’un de ceux qu’il condamna. [Tytgat A., 2004. L’univers symbolique de Georges Brassens - p. 33] Dans un entretien en septembre-octobre 1970 avec Colin Evans, enseignant et responsable du département français de l’université de Cardiff, Brassens pointe, à travers sa chanson, une tendresse sous-jacente pour les condamnés.

Georges Brassens: "Du fait que je peste contre ceux qui condamnent à mort, ma tendresse va vers les condamnés à mort."

Au fil d’un texte humoristique ayant pour titre Gare au chat fourré, Robert Le Gresley se met dans la peau du fameux juge (qui, dès le début, remercie Georges pour la description non donnée de la scène du maquis, laquelle, dans le cas contraire, nous aurait fait rire un peu
*2) et mène également cette réflexion tout en révélant une mise en garde imagée de la part de Brassens contre l’erreur de jugement et ses conséquences, éventuellement tragiques, et donc contre l’erreur judiciaire. [Le Gresley R., 2011. Pour vous Monsieur Brassens, d'affectueuses irrévérences - pp. 10-12] En effet, les vers de Georges - dans les strophes six à huit - retournent contre l’homme de robe sa propre erreur de jugement, lui qui était si sûr d’échapper au gorille sortant de sa cage. Celui-ci ayant cette fois une autre symbolique que celle développée par Agnès Tytgat : celle d’un condamné sortant de sa cellule pour se venger d’un acte dont il allait être victime.

Enfin, mentionnons une strophe finale que Brassens supprima [Georges Brassens in Liégeois J.-P., 2007. Georges Brassens - Œuvres complètes, Le Cherche-Midi, coll. Voix publiques, p. 37], sans doute car il considéra être déjà allé suffisamment loin dans ses propos, mais aussi afin de ne pas gâcher la force de la conclusion étudiée ci-avant:


Nous terminerons cette histoire
Par un conseil aux chats-fourrés
Redoutant l’attaque notoire
Q’un d’eux subit dans les fourrés.
Quand un singe fauteur d’opprobre
Hante les rues de leur quartier,
Ils n’ont qu’à retirer leur robe
Ou, mieux, qu’à changer de métier !
Gare au gorille !...

A la fin du cinquième vers, Brassens écrit ‘opprobe’ pour rigoureusement rimer avec ‘robe’. Quant au huitième, il connut une légère altération: Ou, mieux, à changer de métier !

C’est chez Gibraltar, en présence d’un petit groupe d’amis dont Émile Miramont fait partie, que Brassens présenta pour la première fois sa chanson quasiment terminée.

Pierre Onténiente: "Un succès immédiat ! C’était la version presque définitive. L’image du singe obligé de choisir entre un juge et une ancêtre nous avait fait bien rigoler. Mais je dois dire que la chute nous avait moins impressionnés, sur le moment. Ce n’était pas encore la période du combat contre la peine de mort qu’on a connu plus tard. Mais c’était dans les idées anarchistes, dont Georges avait lu tous les auteurs. Il en était imprégné. Il était contre l’autorité, toutes les autorités quelles qu’elles soient (…)" [Vassal J., 2006. Brassens, le regard de "Gibraltar" - p. 75]

C’est à ce moment qu’il est intéressant de faire un rapprochement avec La ligne brisée, une chanson à caractère géométrique, dixit René Iskin, antidote au bourrage de crâne, aux idées toutes faites, à l’autoritarisme sous toutes ses formes.

Brassens commenta: "Cette ligne voulut un jour triompher de la monotonie mais n'y parvint pas parce que ses ennemis, la stupidité et le cabotinisme outré, étaient supérieurs en nombre et en qualité. Gloire aux Briséistes !" [Iskin R., 2005. Dans un Camp : Basdorf 1943 - Georges Brassens et moi avions 22 ans... - p. 106]

A travers ce texte métaphorique, à caractère parfois un peu ésotérique, déposé à la SACEM le 04/03/1943 (numéro 587590 d'après le fond manuscrit de Brassens), se dessine une forme de refus généralisé de tout système où l'homme ne choisit plus ce qu'il veut et ce qu'il peut faire. Sur le fond, La ligne brisée peut être rapprochée de La mauvaise réputation mais également du Gorille : comme l’explique Alain Poulanges dans le troisième tome des Manuscrits de Brassens (2002), les grilles de la cage d’où s’échappe le grand Hominidae subversif mis en scène par le poète sétois ressemblant à s’y méprendre à celles dont l’État entoure les valeurs morales qui font la force des nations. En outre, le parallèle avec La ligne brisée est intéressant à faire sur deux autres points. A commencer par les vers suivants :


Mais la li-i-i-i-i-gne
Inconnu-u-u-u-u-ue,
Toujours di-i-i-i-i-igne,
Continu -u-u-u-u-ue,

Les voyelles longuement étirées ne sont pas sans rappeler le syntagme Gare au gorille !..., dont la première mention pourrait peut-être se trouver dans cette chanson que Brassens popularisa au cours de la période où il fut réquisitionné pour le STO à Basdorf. En effet, dans son ouvrage Brassens - Une Vie (1982), André Larue nous livre ce qui est une possible variante du texte de La ligne brisée. Proche, toutefois, de celle qui se trouve publiée à la fin de l’ouvrage Georges Brassens - Premières chansons (1942-1949) paru en 2016. Voici la partie qui nous intéresse:


Que cette ligne est indécen
En en en en en en en te !
Huons là… (quatre fois)
Allons-y un, deux, trois.
A mort la ligne qui n’est pas droite !
Allons-y un, deux, trois.
De se briser qui lui donna le droit ?
Dites-le nous, dites-le moi.
Gare au gori i i i i lle

Jacques Vassal, qui y fait référence par deux fois dans Brassens, homme libre (2011), m’en a entretenu lors d’une passionnante conversation téléphonique tout en manifestant une grande prudence. Ce fut le cas aussi de Jean-Paul Liégeois qui, lors des 32es Journées Georges Brassens à Paris, m’a expliqué ne pas avoir ajouté la variante présentée par André Larue dans les Œuvres complètes, faute d’avoir pu remonter rigoureusement aux sources des archives de Georges Brassens.

Reste la musique, esquissée par le sétois à Basdorf et dont il reprit une séquence qu’il retravailla sur guitare au milieu des années 40, semble-t-il, afin de créer celle du Gorille telle que nous la connaissons aujourd’hui. Il s’agit d’une litanie d’influence italienne (on retrouve là les racines familiales de Georges), sans la moindre modulation, en 6/8 (tempo de la marche), avec deux accords de base: ré majeur et la 7e. L’auteur-compositeur-interprète de chansons occitanes Patrick Martin dit Patric s’exprima sur ce sujet lors de plusieurs entretiens avec Jacques Vassal à Paris, Montpellier et Sète en 1990, 2000 et 2009: "Le gorille, c’est plus qu’un archétype, c’est un éthnotype !" [Vassal J. – Brassens, homme libre - p. 24]

Il est tout autant pertinent de relever diverses analyses pointues de la mélodie, loin d’être dénuée d’intérêt en termes de composition. A commencer par celle du contrebassiste, compositeur et chef d'orchestre de jazz Patrice Caratini, livrée à Jacques Vassal à Paris en 1990 :

Patrice Caratini: "Prenez Le gorille. On y retrouve deux accords fondamentaux de la musique occidentale: tonique (ré majeur) et dominante (la 7e). Le premier est l’accord qui se repose, le second, celui qui interroge. Donc il y a question/réponse dans l’harmonie. Quand on apprend Le gorille à 12 ou 14 ans, on apprend deux accords, en même temps Brassens a composé une mélodie toute simple, il y a un petit rythme, il y a trois notes, c’est le B-A-BA de l’harmonie occidentale. Dans un cours d’harmonie, au conservatoire, on vous dira la même chose mais avec une approche différente. En grattant la guitare, vous appelez ça ré majeur et la 7e sans trop savoir ce que c’est, mais vous vous apercevez qu’un accord en appelle un autre et que, après la, il faut faire parce que ça donne un sentiment de conclusion. Ça, c’est la chose élémentaire, mais il fait des choses plus subtiles harmoniquement…" [Vassal J. – Brassens, homme libre - p. 261]

De leur côté, Louis-Jean Calvet dans Georges Brassens (1991) ainsi que Rémi Jacobs et Jacques Lanfranchi dans Brassens - Les trompettes de la renommée (2011)  mettent en avant le contraste entre la monotonie plus ou moins marquée des couplets et la construction mélodique particulière mettant en valeur la locution Gare au gorille !... (Louis-Jean Calvet nous proposant une visualisation d’icelle sous la forme d’une sinusoïde) qui, de ce fait, résonne comme un avertissement, un cri d’alarme. De cette manière, Brassens construit-il musicalement le sens de son texte, en plus d’en faire ressortir l’ironie.

Le gorille fit l’objet d’un dépôt à la SACEM en 1952. Si Jacques Grello et sa famille furent les premiers à l’entendre dans sa mouture achevée et à en reprendre le refrain en chœur, la création de cette chanson sur scène eut lieu chez Patachou, lors des véritables débuts officiels de Georges devant le public du cabaret de la "coupeuse de cravates" le 08/03/1952. Là encore - pour faire écho aux propos de Pierre Onténiente - les gens, hilares, ne se rendirent en général pas compte du sens des derniers vers, du moins dans les premiers temps. Mais - et Brassens ne put l'ignorer - la chanson eut
rapidement et durablement l'impact que nous savons aujourd'hui.
 
C’est sous la supervision de Jacques Canetti et André Tavernier que Le Gorille fut enregistré avec La mauvaise réputation le 19/03/1952 à la salle Pleyel, "Chopin-Pleyel", de 14H à 17H30, après la séance de Patachou pour Ça va, ça vient (Jean Cosmos - Léo Clarens), Banc public et Brave Margot (toutes ces informations sont indiquées sur la feuille d'enregistrement concernée, qui porte le N°856
[Sallée A. - Brassens - p. 27]). La prise de son fut assurée par Georges Cailly avec la collaboration de Pierre Fatosme qui se chargea d’installer un micro pour le chant, puis un second pour la guitare. Dans Brassens (1991), André Sallée décrit les lieux : une cabine d’enregistrement exigüe (12 m²), aveugle et dotée d’un équipement basique. La communication entre icelle et les artistes s’effectue par micro d’ordre. Brassens, qui se trouve seul dans la salle et n’a devant lui que des rangées de fauteuils vides, dût faire face à des conditions loin d’être idylliques pour lui, car contraires à sa nature. Toutefois, contrairement à une légende tenace, Pierre Nicolas resta dans la salle après le départ de Patachou et de l'orchestre de Léo Clarens. Pendant l’exécution musicale, les matrices furent gravées directement sur une cire de 8 cm d’épaisseur (système Presto). Néanmoins, un magnétophone AEG branché en parallèle assura des copies de sécurité. [Sallée A. - Brassens - p. 23] 
 

Lors de la publication, le ton grivois et surtout l’esprit contestataire du Gorille en particulier provoqua des discussions au sein de la maison mère Philips, en Hollande. Aussi, Jacques Canetti eut recours à un stratagème visant à contourner les critiques: un premier 78T avec successivement deux couplages différents, à savoir La mauvaise réputation/Le gorille puis Le gorille/Le mauvais sujet repenti, qui avait initialement fait l'objet de tirages limités sous la référence Philips N 72.083 H, fut véritablement lancé sur le label Polydor (firme dont la branche française était devenue propriété de Philips depuis 1951) avec la référence 560.398 (à ce sujet, il est intéressant de remarquer que la feuille d'enregistrement pour La mauvaise réputation et Le gorille est à l'en-tête de Polydor, mais mentionne le label Philips). Démarrée en juin 1952, la commercialisation de ce 78T sous son deuxième couplage fit d'abord l'objet d'un test par Canetti sur le marché helvétique, avant d'être véritablement lancé en France. A noter que Le mauvais sujet repenti fut enregistré le 14/05/1952. En novembre de la même année parut un autre 78T avec la référence Polydor 560.460 et sur lequel Le gorille est couplé à La chasse aux papillons (enregistrée 21/10/1952). Notre chanson intégra ensuite le 33T 25 cm Georges Brassens chante les chansons poétiques (...et souvent gaillardes) de... Georges Brassens (Polydor 530.011), qui arriva dans les bacs probablement à partir de fin novembre voire en décembre 1952. Ce que tendent à attester au moins trois articles de presse. Les deux premiers ont été numérisés et publiés par Jean-Paul Sermonte dans L'œuvre discographique de Georges Brassens (2020). Tout d'abord, Georges Brassens enregistre, dans Midi Libre, avec une date - '23-2-52' - notée par le sétois lui-même. Remarquons qu'une discordance est ici manifeste, car cela voudrait dire que l'article aurait été publié seulement quatre jours après la toute première séance d'enregistrement de Brassens décrite plus haut. Il y a donc lieu de supposer une erreur de datation et que le numéro de Midi Libre dans lequel se trouve l'entrefilet qui nous intéresse soit plutôt celui du 23/12/1952, ainsi que l'indique Jean-Paul Sermonte. Le second article est signé Jean Hamon dans le quotidien Combat du 01/01/1953 et a pour titre Georges Brassens et ses chansons. Il fait partie d'une série baptisée Au fil des variétés. [Sermonte J.-P. - L'œuvre discographique de Georges Brassens - p. 43] Quant au troisième, Bravo Brassens !, il est publié dans Elle (26/02/1952) par Claude Fontenay.

Le gorille fut également le titre fort du super 45T Georges Brassens - 5ème série, qui connut sa première édition environ trois ans et dix mois plus tard sous la référence Philips 432.147 NE. Pour des raisons restées obscures à ce jour, la chanson fit l’objet d’un nouvel enregistrement le 18/01/1955 à partir de 13H au studio Apollo, sous la direction de Pierre Fatosme et en présence de Jacques Canetti. L’interprétation de Brassens y est plus déliée, moins rugueuse. Cette version se retrouve, avec de nouvelles prises de La mauvaise réputation, Le parapluie, Le petit cheval, Le fossoyeur, Corne d’Auroch, La chasse aux papillons et Hécatombe, en bonus sur le disque N°3 Chanson pour l’Auvergnat de l’intégrale de 2001 - La mauvaise réputation. Dans Brassens (1991), André Sallée mentionne la feuille de studio indiquant que "ces enregistrements remplacent ceux effectués précédemment des mêmes titres".  Pourtant, aucune substitution ne fut a priori effectuée par la suite. Au fil de ses recherches, Sallée retrouva, dans les archives de Phonogram à Antony (92), la bande de la fameuse séance du 18/01/1955 au cours de laquelle furent réenregistrés les titres précédemment cités à l’exception d’Hécatombe (réenregistrement daté du 12/01/1955).

A sa sortie en 1952, Le gorille n’eut pas les honneurs de la radiodiffusion. Placé par la RTF sur la liste des chansons interdites à l’antenne, son succès ne se démentit toutefois pas auprès de la jeunesse de l’époque qui en fit son exutoire sous le manteau. Ce que Claude François relata comme suit: "Et [Le gorille], c’était la chanson qu’on chantait entre nous, et, dès que les parents arrivaient on s’arrêtait parce qu’il ne fallait pas dire ces gros mots." Également le témoignage de Pierre Louki dans son Avec Brassens (1999): "Mon gosse de fils et un de ses copains étaient allés écouter en un lieu où ils n'auraient pas dû entrer une histoire de gorille qu'ils étaient incapables d'expliquer mais qui les faisaient rire." Il fallut attendre le 03/04/1955, date de la reprise de l'ancienne fréquence de Radio Paris par Europe 1, fondée au début de cette même année, pour que le quadrumane débarque progressivement sur les ondes.

La presse de l’époque ne manqua pas d’évoquer cette chanson qui partagea les opinions dès le début. François Malric, dans son article "Une seule fausse note dans une magnifique soirée - Georges Brassens, le timide qui va trop loin" (Le Midi Libre, 12/08/1952), revient sur le troisième Festival des Vedettes du Disque - sis le 10/08/1952 à Montpellier - en mettant en avant Georges Brassens et les chansons au ton grivois qu’il a interprétées. Le gorille étant cité comme principal exemple par le journaliste qui l’a apprécié tout en exprimant son désaccord sur le fait que le sétois l’ait placée dans ce spectacle: "J’ai même aimé son "Gorille" qui a si vivement scandalisé une partie de son auditoire. Mais c’était une chanson insolite en un tel lieu et en une telle occasion ; et ce ne sont pas les nombreux spectateurs qui exprimèrent, quelquefois avec colère, leur désapprobation, qui avaient tort mais seulement le monsieur qui, sans le moindre égard, leur en imposa l’audition."

Un entrefilet titré "Un jeune compositeur" et paru dans Paris Match le 11/10/1952 met en avant les chansons "pas comme les autres" de Georges dont les véritables débuts sont fulgurants. Aux Amoureux des bancs publics et à Brave Margot que Patachou a enregistrés et portés au public, sont opposés La mauvaise réputation et Le gorille, défendus par Brassens lui-même. Les difficultés que connût alors la commercialisation du quatrième titre sont ici mises en évidence.

Ce que l’on retrouve dans l’Almanach du Disque 1953, paru en décembre de l’année précédente. Et c’est du retrait - par de nombreux disquaires - du 78T Philips N 72.083 H dans sa première mouture (couplage avec La mauvaise réputation), que parle Pierre Drouin dans sa brève. Quant à Jacques Kohlmann, il loue la qualité des textes de Brassens qu’il apprécie. "Y a-t-il des chansons dignes d'être lues ?", c’est le titre de son entrefilet qui met en avant trois titres : Le gorille et Le mauvais sujet repenti pour leur "gauloiserie médiévale", auxquels il ajoute La mauvaise réputation afin de faire ressortir l’anticonformisme qui caractérise ces chansons.

D’autres coupures de presse de l’époque louent Le gorille, à l’instar de l’article de Claude Brûlé "Chez elle à Montmartre: la rentrée de Patachou", paru dans Paris-Presse (16-17/03/1952) et qui fait un rapprochement avec La Tête des autres, pièce de théâtre de Marcel Aymé, créée à Paris au théâtre de l'Atelier le 15/02/1952, dans une mise en scène d'André Barsacq. Cette œuvre déclencha un véritable scandale, tout en ayant un succès immédiat dès les premières représentations. Marcel Aymé, farouchement opposé à la peine de mort lui aussi, traite le sujet avec son humour et son cynisme subtil. Comme chez Brassens avec Le gorille, la justice et les magistrats y sont particulièrement malmenés. Les deux œuvres, à leur manière, choquèrent le public qui fut en même temps ravi par l'audace des écrits.

Citons trois autres articles faisant écho du Gorille en même temps que des débuts de son auteur-compositeur sétois : "Patachou-Chevalier est morte, vive Patachou !" de Maurice Ciantar dans Combat (24/03/1952) qui comporte une caricature de Brassens avec un corps de gorille avec un commentaire valorisant à la fois la chanson et l’orchestre de Léo Clarens, puis "Un nouveau chansonnier - Georges Brassens "chez Patachou" d’André Warnod dans Le Figaro du 05/04/1952. Enfin, "Aux Trois Baudets - Georges Brassens, troubadour gaillard" publié par Henry Magnan dans Le Monde du 02/10/1952.

Durant toute sa vie, Georges Brassens marqua son opposition à la peine de mort. A ce titre, et bien que ce ne fut généralement pas dans ses habitudes, il signa de nombreuses pétitions abolitionnistes et participa même à une manifestation contre l’exécution, aux États-Unis, de Caryl Chessmann. L’évènement se tint sur la place de l’Opéra de Paris, en 1960. N’oublions pas non plus le Gala contre la peine de mort, qui eut lieu au Palais des Sports le 30/10/1972. Cette soirée, organisée en présence de Jean Rostand "Pour la réforme pénitentiaire, pour la prévention de la criminalité et pour l’abolition de la peine de mort" et présentée par Michel Lancelot, vit la participation d’artistes tels que Léo Ferré, Nicoletta, Serge Reggiani, Jean-Claude Vannier et son orchestre. L’auteur-compositeur de C’est extra fut programmé en fin de première partie, tandis que Brassens terminait la seconde en interprétant cinq chansons puis Le gorille en rappel. A noter que Johnny Hallyday et Nanette Workman eurent dû être de l’évènement, mais finalement annulèrent leur participation. Claude Nougaro les remplaça et chanta entre autres Sing sing Song.

Une interprétation intéressante du Gorille par son auteur-compositeur est sans conteste celle de l’émission de Guy Lux Top Club (Antenne 2), enregistrée le 04/04/1979 et diffusée du 09 au 15/04/1979. Les contrechants de Joel Favreau mettent en avant la richesse mélodique du morceau que l’on redécouvre alors
différemment arrangée.


Cette chanson, qui fit l’objet d’une autocitation dans Le mécréant, ne fut pas la seule dans laquelle Brassens s’éleva contre la peine capitale: il faut bien sûr compter avec La messe au pendu avec ses fameux vers

Ce ratichon fit un scandale
Et rugit à travers les salles:
"Mort à toute peine de mort !"

D’autres artistes de la scène française se positionnèrent comme le poète sétois. Citons, à titre d’exemples Barbara (Si la photo est bonne), Jean-Loup Dabadie (L'assassin assassiné), ou encore Léo Ferré (La mort des loups, Ni Dieu ni maître). Exactement vingt jours avant sa disparition, Georges Brassens vit se produire ce qu’il avait tant souhaité. Pour ce qui fut l'une de ses premières actions législatives, Robert Badinter, garde des Sceaux, ministre de la Justice des gouvernements de Pierre Mauroy eut "l'honneur, au nom du gouvernement de la République, de demander à l'Assemblée nationale l'abolition de la peine de mort en France" en présentant et défendant un projet de loi dans cette optique. Ce projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale le 18/09/1981 puis par le Sénat le 30/09/1981, devint la loi no 81-908 du 09/10/1981, promulguée le lendemain. De nos jours, la tendance mondiale est à l'abolition et le nombre d'exécutions, en recul, bien que la peine capitale est toujours prévue dans la législation de quatre-vingt-treize pays.


Le Gorille est une chanson parmi les plus marquantes de l'œuvre du poète sétois. L'humour et la réflexion (on ne parle aujourd’hui plus de scandale) en restent les fers de lance. Au premier degré, un décor, des personnages, une histoire. En filigrane, un point de vue est suggéré, laissant chacun libre d’y adhérer ou non. Cette chanson engagée reflète l’humanisme de son auteur et fait de lui, de ce fait, un moraliste, comme l'explique Marc Servera dans une de ses contributions au site Crapauds et Rossignols. Mais laissons à Georges le soin d’apporter sa propre conclusion, lui qui eut souvent à évoquer son engagement lors des nombreuses interviews qu’il accorda…

Georges Brassens: "En réalité, je me suis engagé. Seulement, les mauvais esprits ou ceux qui sont dépourvus d’esprit ne s’en sont pas aperçus. Pour que les gens un peu imbéciles s’imaginent que vous êtes engagé, il faut que vous énonciez des faits, il faut que vous leur disiez, voilà: "Je suis contre la peine de mort." Moi, je n’ai pas dit "je suis contre la peine de mort",  j’ai écrit Le gorille."



- Un grand merci à Jean-Paul Liégeois ainsi que Jacques Vassal pour leurs précieux conseils ainsi que les échanges passionnants qui m'ont guidés dans l'élaboration de cet article ! -


*1Sur le site Analyse Brassens, Nicolas Tarbouriech explique que l'image du gorille représente ici "la chose sexuelle", bien connue de tout le monde, mais dont chacun parle à voix basse. Ce à quoi fait référence le vers Bien des femmes vous le diront ! qui conclut le quatrième huitain.

*2Dans les quatre premiers vers teintés d'humour de la dernière strophe, auxquels il est fait allusion ici, on peut voir un rappel du personnage de la mère, évoqué en début de chanson.

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