A propos de ce blog

C'est durant ma petite enfance que j'ai découvert l’œuvre de Georges Brassens, grâce à mon père qui l’écoute souvent durant les longs trajets en voiture. Sur la route des vacances estivales, j'ai entendu pour la première fois Le Petit Cheval alors que je n'avais que 4 ans. C'était en août 1981. Au fil des années, le petit garçon que j'étais alors a découvert bien d'autres chansons. Dès l'adolescence, Georges Brassens était ancré dans mes racines musicales, au même titre que Jacques Brel, Léo Ferré, Barbara et les autres grands auteurs-compositeurs de la même génération. M’intéressant plus particulièrement à l’univers du poète sétois, je me suis alors mis à réunir ses albums originaux ainsi que divers ouvrages et autres documents, avant de démarrer une collection de disques vinyles à la fin des années 1990. Brassens en fait bien entendu partie. Cet engouement s’est accru au fil du temps et d’évènements tels que le Festival de Saint-Cyr-sur-Morin (31/03/2007) avec l’association Auprès de son Arbre. À l’occasion de la commémoration de l’année Brassens (2011), j’ai souhaité créer ce blog, afin de vous faire partager ma passion. Bonne visite... par les routes de printemps !

J'ai rendez-vous avec vous

"Chaque fois que je chante une chanson, je me fais la belle." Georges Brassens

dimanche 14 novembre 2021

"Regarde Brassens. C’est une montagne, c’est Villon..."

© Jack de Nijs / Anefo CC0
C’est une photographie haute de symbole que celle que publia le magazine hebdomadaire français féminin Elle le 19/10/1953, et qui illustre un entrefilet titré Rentrée en chansons. Prise sur une scène, elle montre, à droite au premier plan, Yves Montand, monument du music-hall français du moment. Au fond à gauche en arrière-plan, Marcel Mouloudji et Georges Brassens. Inclus dans un lot de 80 clichés placés dans une enveloppe, le document original fut acquis par le réalisateur Yves Jeuland (il en témoigne dans l’émission de Vincent Josse Partir quand même, diffusée le 12/08/2020 sur France Inter) lors d'une vente aux enchères des biens d'Yves Montand et de Simone Signoret à l’hôtel Drouot. Si son origine suscite des interrogations, il est néanmoins possible d’en déterminer la datation au début de la période du 05/10/1953 au 05/04/1954, durant laquelle Yves Montand donna 200 concerts consécutifs devant près de 300 000 spectateurs au Théâtre de l’Étoile, sis au 35, avenue de Wagram (Paris 17e) et en activité jusqu’au 30/01/1964.

Accompagné par un quintette dirigé par son pianiste attitré Bob Castella (Bob Castella & ses Rythmes), l’artiste natif de Monsummano Terme, en Toscane, propose un récital d’une très grande rigueur artistique, construit sur des oppositions tranchées entre les titres de conviction et les titres ludiques. Comportant dix-neuf chansons, quatre sketches chantés et deux poèmes de Jacques Prévert récités (Le Peintre, la pomme et Picasso et Barbara), il se déroule en deux parties avec un entracte:

Première partie
Medley instrumental : After You’ve Gone (Creamer, Layton) / Du soleil plein la tête (A. Hornez / H. Crolla)
1. La Ballade de Paris (F. Lemarque, B. Castella) / 2. Premiers pas [Les p’tits gars, les p’tites filles du dimanche] (J. Verrières, M. Heyral) / 3. Quand un soldat (F. Lemarque) / 4. Une demoiselle sur une balançoire (J. Nohain, Mireille) / 5. Il a fallu (M. Vaucaire, P. Arvay) / 6. Les Saltimbanques (G. Apollinaire, L. Bessières) / 7. Gilet rayé (H. Contet, Louiguy) / 8. Car je t’aime (H. Crolla) / 9. Flamenco de Paris (L. Ferré) / 10. Il fait des... (É. Piaf / É. Chekler) / 11. Le Peintre, la pomme et Picasso (poème de Jacques Prévert) / 12. Sanguine (Joli fruit) (J. Prévert / H. Crolla) / 13. Du soleil plein la tête (A. Hornez / H. Crolla)

Deuxième partie
Medley instrumental : Tea For Two (I. Caesar, V. Youmans) / Sometimes I'm Happy (Sometimes I'm Blue) (I. Caesar, V. Youmans) / Hallelujah (C. Grey & L. Robin, V. Youmans) / Du soleil plein la tête (A. Hornez / H. Crolla)
1. Toi tu n’ressembles à personne (F. Lemarque) / 2. Le Chemin des oliviers (F. Lemarque) / 3. Les Routiers (F. Lemarque) / 4. Donne-moi des sous (A.-M. Cazalis, H. Crolla) / 5. Les Cireurs de souliers de Broadway (J. Prévert, H. Crolla) / 6. Dis-moi Jo (J. Cosmos, H. Crolla) / 7. Le Chef d’orchestre est amoureux (J. Mareuil, G. Lieferman) / 8. C’est à l’aube (F. Monod, Philippe-Gérard) / 9. Barbara (poème de Jacques Prévert) / 10. À Paris (F. Lemarque) / 11. Les Feuilles mortes (J. Prévert, J. Kosma) / 12. C’est si bon (A. Hornez, H. Betti)

Si le magazine Elle met en exergue la chanson Une demoiselle sur une balançoire, que l’on doit à Jean Nohain et Mireille, deux artistes bien connus et appréciés de Georges Brassens, il faut également noter deux autres chansons qui impriment un ton majestueux au spectacle: Quand un soldat (F. Lemarque), en début de récital, et C’est à l’aube (F. Monod, Philippe-Gérard), judicieusement insérée après le "visuel" Le Chef d’orchestre est amoureux (J. Mareuil, G. Lieferman). Un enregistrement eut lieu en octobre 1953, donnant lieu à la publication d’un mythique double album, Théâtre de l’Étoile - Récital (Odéon OSX 101/102). La pochette en est illustrée par un dessin de Jean Effel, célèbre collaborateur attitré du quotidien L’Humanité.
 

Pour Brassens et Mouloudji, cette époque est celle de leurs débuts dans la chanson. Mouloudji n’est pas pour autant un inconnu: à l’origine acteur ayant fait sa première apparition dans le film de de Jacques Daroy La Guerre des gosses (1936), il arriva jusqu’à la chanson avec l’interprétation de La Complainte des infidèles (C. Rim, G. Van Parys), extraite de la bande originale du film La Maison Bonnadieu (1951) de Carlo Rim. Mais c’est Jacques Canetti qui le propulsa véritablement et lui faisant enregistrer Comme un petit coquelicot (R. Asso,  C. Valéry) que Maurice Chevalier n’eut pas trouvé dans son style et eut poliment décliné.

Vedette du Festival du Disque 1953, Mouloudji effectua une tournée avec Georges Brassens, Aglaé, Micheline Caron, Darry Cowl et Christian Duvaleix, Pierre-Jean Vaillard, Pierre Roche, Jacques Simmonot, Colette Mille et Lawrence Riesner. L’Est Eclair des 16 et 18 juillet 1953 s’en fit l’écho dans un court article intitulé Georges Brassens : l’enfant terrible de la chanson. La rentrée de Mouloudji aux Trois Baudets fut, elle, programmée du 18/09 au 19/10/1953. Brassens en figura à l’affiche, avant d’enchaîner avec sa toute première tournée à Bobino du 16 au 29/10/1953. Un Grand Prix du disque alla également lui être décerné au printemps de l’année suivante pour son 78T Polydor 560.436, comportant Le fossoyeur et Le parapluie. La seconde chanson, ainsi que La mauvaise réputation, fut proposée à Yves Montand par Jacques Canetti. Des petits formats furent imprimés en vue d’une édition, comme nous l’apprend une lettre de Georges à Henry Delpont datée du 26/11/1953: "Quatre chansons sortent aujourd’hui à l’édition : les deux de Patachou ("Margot", "Bancs publics"), les deux de Montand ("Réputation" et "Parapluie"). Brassens sort sous peu (dix chansons) et le disque (microsillons 10 chansons) sort en même temps. J’ai été contacté par l’ABC et Bobino. Je n’ai pas le temps ni la force (je fais les Baudets et Patachou)." [Lonjon B., 2011. Brassens l’enchanteur - p. 180]


Mais Montand se récusa. Cependant, il reconnut très tôt la qualité des chansons de Brassens qu’il loua toujours.*1 Tout comme Simone Signoret qui, selon un témoignage rapporté par Victor Laville, adora en particulier La légende de la Nonne et demanda régulièrement à Patachou de lui chanter "Les rouges tabliers". Brassens fait partie, selon Montand, de ces artistes qui ont insufflé un renouveau à la chanson, comme on peut le lire dans Montand par Montand: "Ce que j’ai dit…" Confidences et entretiens présentés par Carole Amiel (2016): "Brassens, Guy Bontempelli, René-Louis Lafforgue, Jacques Brel… Tous – et quelques autres – ont apporté un sang neuf à la chanson. Issus du public même, d’autres jeunes sont en train de les suivre… (…)" Plus loin, il met en avant la qualité de ses textes, ainsi que ceux de Jacques Brel. Mais concernant La mauvaise réputation et Le parapluie, l’interprète des Feuilles mortes ne se sentit probablement pas en phase avec ces deux chansons, ce qu’explique Jacques Canetti dans On cherche jeune homme aimant la musique (1978).

Jacques Canetti: "Yves ne retient que les chansons dont il "sent" l’interprétation, raison majeure de ses longues hésitations avant de fixer son choix."

Afin d’élargir ce sujet, il est intéressant de se replonger dans l’article d’Henri-Jacques Dupuy, publié dans le numéro de janvier 1954 du semestriel Regards. 1954 en quelques notes, c’est son titre, passe en revue de manière très critique le monde de la chanson de l’époque, tout en mettant en avant les artistes qui se détachent. Yves Montand et Georges Brassens en font partie, avec Charles Trenet, André Vallon et François Deguelt.

Tout ceci nous montre à quel point la photo de l’hebdomadaire Elle, cité plus haut, est riche de signification. La scène sur laquelle elle fut réalisée ne pourrait-elle pas être celle du Théâtre de l’Étoile ? Cela paraît plausible, d’autant plus que Brassens s’y produisit à deux reprises: le 08/01 et le 29/10/1954. La première date se trouvant incluse dans la période où Montand investit les lieux dans le cadre de ce qui est considéré comme son récital ayant le plus marqué les esprits. Dans les mêmes temps, Mouloudji joue Les Sargasses (1953) – pièce qu’il a écrite et lui-même mise en scène –  au Théâtre de l’Œuvre, salle parisienne située 3, cité Monthiers, dans le 9e arrondissement. Montand, lui, a propulsé sa carrière d’acteur avec son premier grand rôle dans Le Salaire de la peur (1953) d’Henri-Georges Clouzot.

L’année 1954 fut aussi celle durant laquelle Georges Brassens effectua sa première tournée en Suisse, après une date unique le 06/08/1953. Il se produisit à Lausanne puis à Genève avec Roger Comte en mars 1954. Deux ans auparavant, Yves Montand eut donné un concert dans la ville de l’écrivain et poète Maurice Chappaz, avec captation par la Radio Suisse Romande. Les deux artistes sont évoqués dans un entrefilet du quotidien suisse La Liberté du 02/10/1954: À l’écoute de la Radio romande. Leurs différences sont brièvement évoquées: leur manière d’interpréter, d’être sur scène. L’un auteur-compositeur-interprète, l’autre interprète uniquement.

Brassens recherche la qualité des chansons qu’il offre au public et se place derrière lesquelles afin de les mettre en avant. La mise en scène de ses concerts est minimaliste, sobre : une chaise qu’il utilise pour s’installer, un piano qui se sert pas mais sur lequel est posé un verre d’eau indispensable pour se désaltérer… et bien sûr Pierre Nicolas à la contrebasse ! Mais le sétois, ironique, tendre, glissant un gros mot avec un brin de malice, fascine rapidement son public avec lequel s’installe une complicité et un respect réciproque.

"Regarde Brassens. C’est une montagne, c’est Villon. Mais sur scène il n’apporte rien. Je préfère acheter son disque et l’écouter chez moi avec un bon cigare et un cognac que d’aller le voir en spectacle."

Ainsi s’exprime Montand dans un extrait d’entretien retranscrit dans
Montand par Montand: "Ce que j’ai dit…" Confidences et entretiens présentés par Carole Amiel (2016). Si ses mots peuvent susciter discussion, ils amènent distinctement une autre facette artistique qui le différencie de son confrère: ses prestations scéniques qu’il travaille très assidûment, s’entraînant physiquement, répétant devant une glace, se faisant même filmer afin de corriger ses défauts. Sans oublier sa diction impeccable et la qualité des chansons qu’il choisit. Ceci, en revanche, le rapproche de Brassens. Interprète aux différentes facettes décrites et commentées par Louis-Jean Calvet dans Cent ans de chanson française (2008), il dit aussi des poèmes parfois difficiles, chante des chansons créées à partir d’autres. La rubrique Disques du Monde du 24/11/1958, sous le titre Chansons à tous vents… et portant la signature évocatrice Philidor, évoque Yves Montand, Georges Brassens, ainsi que Guy Béart, Serge Gainsbourg et Gilbert Bécaud. Au sujet des deux premiers, qui se produisent respectivement au Théâtre de l’Étoile du 06/10/1958 au 01/01/1059 et à l’Olympia du 23/10 (dans Je les ai tous vu débuter (2021), Doudou Morizot indique le 22) au 17/11/1958, les différents points abordés ci-avant ressortent nettement, même si l’on notera que la qualité des musiques du sétois – qui vient de publier Georges Brassens - Volume 6 (Philips B 76.451 R) –  n’est pas reconnue à sa juste valeur.

À l'image du double 33T Récital 1958 (Philips L2L 0050) cité dans l'article, on retrouve beaucoup Jacques Prévert dans le répertoire de celui qu’André Halimi considère comme l’"interprète le plus talentueux et le plus respectueux du public de la chanson française." [Halimi A., 1959. – On connaît la chanson ! – p. 182] L’auteur du scénario et des dialogues du film de Marcel Carné Le Quai des brumes (1938) fut à l’origine de la rencontre entre Montand et le guitariste Henri Crolla, lequel officie sur le 33T 25 cm Jacques Prévert dit "Paroles", à la guitare Henri Crolla paru en 1954 dans la collection Auteurs du XXe siècle, sous la référence Philips P 76.708. De son côté, l’interprète des Feuilles mortes rendit hommage au poète en enregistrant Yves Montand chante Jacques Prévert, publié en 1962 sous les références Philips  L 77.479 L (Mono) et 844.886 BY (Stéréo). Cet album contient quinze chansons, créées sur des poèmes issus des recueils Histoires et d'autres histoires (1946), Paroles (1946) et Spectacles (1951): Les cireurs de souliers de Broadway, Chanson, Dans ma maison, En sortant de l’école, On frappe, Paris at night, Les feuilles mortes, Sanguine, joli fruit, Le miroir brisé, Le jardin, Quelqu'un, Page d’écriture, Barbara, Fable et Les enfants qui s’aiment.

Si Brassens ne mit pas Prévert en musique, il s’intéressa en revanche assez tôt à ses poèmes, comme le montrent les échanges épistolaires qu’il eût avec Roger Toussenot. C’est ce dernier qui eût invité son ami sétois à découvrir Paroles. Dans sa lettre datée du 15/05/1948, Georges évoque des images qu’il identifie dans certains poèmes et qui, selon lui, sont proches de celles qu’il utilise dans son roman La lune écoute aux portes (1947). Il donne une impression un peu plus développée sur le recueil de Prévert dans une lettre rédigée dix jours après, le 25/06/1948: "Je te dirais bientôt tout ce que j’ai aimé dans les "Paroles". Prévert m’aide, à cause de l’humour, du burlesque. Il y a des " trucs" assurément, et des artifices souvent gratuits qui nuisent à la structure poétique, mais c’est le côté cinéma qui m’enchante surtout là-dedans et m’incite à continuer ce que j’avais commencé, mais avec une formule plus rigoureusement littéraire, avec "La lune écoute aux portes". [Marc-Pezet J., 2001. Georges Brassens - Lettres à Toussenot 1946-1950 - p. 35]

L’humour souligné par Brassens dans ses propos se retrouve tout particulièrement dans Intermède, issu du recueil Spectacle, et que Montand dit pour l’album Montand d'hier et d'aujourd'hui (Philips 9101 289), arrivé dans les bacs en 1980 :

Quand quelqu'un vous dit : "Je me tue à vous le dire", laissez-le mourir.

Bien entendu, ces quelques lignes sur le poète surréaliste populaire qu’est Prévert ne sauraient être complètes sans mentionner Malgré moi, tiré de Choses et autres (1972), et que Montand dit en introduction de L’addition (J.-L. Dabadie / M. Legrand) :

Embauché malgré moi dans l’usine à idées,
J’ai refusé de pointer.
Mobilisé de même dans l’armée des idées,
J’ai déserté.
Je n’ai jamais compris grand-chose.
Il n’y a jamais grand-chose.
Ni petite chose.
Il y a autre chose.

Autre chose,
C’est ce que j’aime, qui me plaît,
Et que je fais.

Toujours sur Montand d'hier et d'aujourd'hui, on trouve Les bijoux, un poème de Charles Baudelaire extrait des Fleurs du mal (1857) et que Léo Ferré mit en musique pour l’enregistrer en 1967. Il est intéressant de noter que Montand reprit également deux autres chansons créées par l’auteur-compositeur de Avec le temps, mais sur des poèmes de Louis Aragon: L'étrangère et Est-ce Ainsi Que Les Hommes Vivent ? (tiré de Bierstube Magie allemande), figurant dans le recueil Le Roman inachevé (1956), tout comme Je Me Souviens, adapté et mis en musique par Philippe-Gérard. Celui-ci créa aussi Le temps, à partir d’un poème des Adieux (1981). Des six quatrains de décasyllabes avec rimes croisées, Montand supprima les deux derniers et, de ce fait, le sens politique de l’œuvre :

Un jour vient que tout n’est qu’un à-peu-près
Faux-semblant miroir masque épouvantail
Tout pour vous se vend au plus vil prix
Brocanteurs du temps au soir des batailles

Charognards le poids de votre genou
Le toucher de vos doigts profanatoires
Un discours jeté comme un drap sur vous
C’est cela que vous appelez l’Histoire

On se souvient que Brassens procéda de manière similaire en adaptant Il n’y a pas d’amour heureux. Voici l’analyse que l’écrivaine et critique littéraire Nathalie Piégay-Gros propose pour l’interprétation de Le temps par celui qui incarna Blaze dans La Folie des grandeurs (1971): "(…) Profondément nostalgique ; doucement, elle s’anime dans la troisième strophe : le rythme se syncope, la voix se fait encore plus mélodieuse. Montand, en resserrant le poème, gomme toute allusion à l’Histoire et à ses déboires ; le poème politique devient une chanson métaphysique." [Piégay-Gros N., 2007. Aragon et la Chanson - Les manuscrits mis en chanson, Textuel, 272 pp.]

Parmi les auteurs-compositeurs dont Yves Montand sélectionna des chansons, on en retrouve certains qui forgèrent la jeunesse musicale de Georges Brassens: Jean Nohain et Mireille (Une demoiselle sur une balançoire), Paul Misraki (Insensiblement et Venez donc chez moi) et bien sûr Charles Trenet (Près de toi, mon amour et Source bleue). Le jazz n’est pas en reste avec Django Reinhardt et une version chantée de Nuages sur des paroles de Jacques Larue (enregistrée à l’origine par Lucienne Delyle en 1942). Sans oublier Jean Constandin avec Ellington quarante et one, toujours suivie des dernières mesures du célèbre standard I'm Beginning To See The Light (D. Ellington, J. Hodges, H. James & D. George).

On ne peut parler d’Yves Montand sans aborder en outre le cinéma. Sa filmographie est riche de 53 longs métrages dont certains sont devenus des classiques du cinéma français, comme Paris brûle-t-il ? (1966), Le Diable par la queue (1969), Le Cercle rouge (1970), La Folie des grandeurs (1971), César et Rosalie (1972) dont certaines scènes ont été tournées à Sète, Vincent, François, Paul… et les autres (1974), Le Sauvage (1975), Police Python 357 (1976), I… comme Icare (1979) et Jean de Florette/Manon des sources (1986), adaptation par Claude Berri du diptyque L'Eau des collines que Marcel Pagnol publia en 1963. Remarque intéressante: Montand fit sa première apparition au cinéma en tant que figurant dans La prière aux étoiles, commencé en 1941 et resté inachevé. Pagnol fit appel à lui pour le rôle du berger dans Les Étoiles (adaptation de la nouvelle d’Alphonse Daudet), après que Georges Brassens eut décliné l’offre, ne se sentant pas fait pour le septième art. Mais le projet ne fut finalement pas mis sur les rails. Le sétois moustachu, lui, n’eut que deux expériences cinématographiques devant une caméra: Porte des Lilas (1957), adaptation du roman de René Fallet La Grande Ceinture (1956) et le téléfilm de Jean-Marie Périer Pourquoi t'as les cheveux blancs ? (1973). Si les plateaux de tournages ne purent voir Georges et Yves se croiser, la chose a très probablement pu se produire chez Jean-Pierre Chabrol, à Courcelles-la-Roue (77), en compagnie d’autres artistes qui partageait la table de l’auteur du Bout-galeux (1955). Parmi ceux-ci: Costa-Gavras, le peintre Jean-Baptiste Fourt, Michel Legrand, Marcel Mouloudji...

L’auteur-compositeur de La mauvaise réputation et l’interprète des Feuilles mortes se retrouvèrent à plusieurs reprises sur le petit écran. Tout d’abord dans l’émission de Jean Pignol Variations (ORTF, 01/03/1964), où ils parlent littérature. Puis la première du Grand Échiquier*2 (ORTF, 12/01/1972), diffusée en direct et en public depuis le studio 12 (puis le studio 15) des Buttes Chaumont. Le site de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) propose un extrait de Télé Midi 72, montrant Jean-Michel Desjeunes cédant l'antenne à Pierre Guillermo pour la présentation du plateau où se déroulent les répétitions de cette nouvelle émission destinée à remplacer Grand Amphi (diffusée du 17/04/1971 au 02/01/1972). Interviewé, Jacques Chancel en précise la dimension horaire, l'étendue des moyens techniques et relais utilisés aux plans national et international: directs à travers les villes françaises et étrangères (jazz à New York, journal télévisé..), ainsi que la palette des invités appelés à participer à l’aventure, à savoir Yves Montand (que la sortie de La Folie des grandeurs le 08/12/1971 met au premier plan) en tant que parrain, Georges Brassens, Raymond Devos, Jacques Grello, Les Frères Jacques, Guy Bedos et Claude Nougaro. Suit un extrait de l'indicatif du Grand Échiquier.

Au cours de la soirée, dont L’Aurore du 12/01/1972 se fit l’écho à travers un article signé M.D. Lancelot et intitulé Pour Brassens c'est toujours les copains d'abord, Brassens chante trois chansons: La Prière, Au bois de mon cœur et À l’ombre du cœur de ma mie. Chancel le fit également participer à une double expérience insolite, tant pour lui que pour le public. Il prit place dans la Maserati du pilote automobile Jean-Pierre Beltoise qui le conduisit à très grande vitesse à l’aéroport du Bourget, d’où il s’envola en direct pour un aller-retour à Pau dans un avion de chasse Dassault MD-454 Mystère IV ! Ainsi, après avoir chanté à 22H30 sur le plateau des Buttes Chaumont, Georges le casanier en fit de même en région béarnaise à 23H30… [Lonjon B., 2011. Brassens l’enchanteur - p. 400] Cette séquence pour le moins originale souleva de vives critiques fustigeant une utilisation plus qu’inappropriée des deniers publics. Chancel revint alors très vite à une formule plus classique. Dans son ouvrage Le Grand Échiquier (1983), il commente:

Jacques Chancel: "(…) Pourquoi l’avoir envoyé, le premier soir, jusqu’en Béarn ? Je voulais montrer qu’il pouvait y avoir une unité de temps dans une diversité de lieux. Il chantait à 20H30, en studio, en direct… Je lui faisais prendre ensuite le chemin d’en haut et nous le retrouvions, près de Pau, au bout de la veillée, vers 23H…"

Notons qu’un article de L’Aurore du 19/01/1972, titré Brassens en direct, et dont le sujet principal est le fameux Tour de Chant (réalisé par François Chatel) dans lequel Brassens interpréta dix-sept chansons en direct de Bobino le soir même, mentionne également l’évènement, ainsi que l’émission de Guy Lux Cadet Rousselle, diffusée le 11/01/1972 et rendant hommage à Maurice Chevalier. Brassens y fut invité en compagnie de Marcel Amont, Julien Clerc, Antoine, Charles Trenet, Adamo… Il chanta Quand un vicomte, de Mireille et Jean Nohain.

Georges Brassens et Yves Montand participèrent conjointement à un autre numéro du Grand Échiquier: celui de Mireille, diffusé le 25/01/1979 sur Antenne 2 cette fois, avec Julien Clerc, Jean-Jacques Debout et Françoise Hardy. Par ailleurs, Clélia Ventura relate, dans Lino Ventura, carnet de voyages (2012), des déjeuners sis rue Santos-Dumont et auxquels participèrent régulièrement César Baldaccini, Yves Montand, Lino Ventura et Jacques Chancel. Ce dernier raconte à Jean-Claude Lamy ses souvenirs d’une réunion qui se déroula un matin chez Georges.

Jacques Chancel: "Brassens et Lino Ventura attendaient César qui est arrivé avec Yves Montand. Ça a commencé par des bavardages de café du commerce. Mais avec des gens aussi angoissés, les problèmes métaphysiques ont été très vite sur le tapis. Ils étaient en plein désarroi. Brassens disait: "Je cherche un ciel", ajoutant: Si Dieu existait, comme je l’aimerais !" Il s’interrogeait aussi sur sa postérité: "Vais-je rester comme poète ?" Je lui ai fait très plaisir lorsqu’un orchestre de près de quatre-vingts musiciens, dirigé par Pierre Rabath, l’a accompagné lors d’un Grand Échiquier". Je chante toujours dans une chapelle, me dit-il, et toi tu m’as fait chanter dans une cathédrale." [Lamy J.-C., 2004. Brassens - le mécréant de Dieu - p. 130-131]

César prit part, avec Brassens, au Grand Échiquier du 31/05/1979, consacré au fondateur de l'association Perce-Neige.

Du côté de la radio, la série poétique Pirouettes (1979), réalisée par Claude Wargnier pour Europe 1, vit le sétois moustachu ainsi qu’Yves Montand se rejoindre. Au cours d’une émission musicale dont le thème s’intitule "Ces Demoiselles": Les femmes dans la chanson et la poésie, l’interprète de l’inspecteur Marc Ferrot dans Police Python 357 (1976) lit, avec Sophie, des textes de Clément Marot, Tristan Corbière, Jacques Prévert et Alfred de Musset. Quand à Brassens, dont il nous est donné d’entendre des extraits d'interviews au sujet des femmes, il chante Bécassine et Une jolie fleur.

Le tout début des années 1980 vit le grand retour de Montand à la chanson. S’étant consacré presque exclusivement à sa carrière d'acteur depuis le début de l’année 1964, il ne fut revenu à la scène que de façon épisodique, triomphant de nouveau à l’Olympia en septembre 1968 en interprétant pour la première fois À Bicyclette de Pierre Barouh et Mon frère de Nazim Hikmet, puis en février 1974 avec un unique récital pour soutenir les réfugiés chiliens et condamner le coup d'état du capitaine-général Pinochet). La préparation de ce tour de chant donne lieu à un documentaire réalisé par Chris Marker, La Solitude du chanteur de fond, dans lequel on voit les répétitions avec Bob Castella et l’interprétation, notamment, du Temps des cerises. Sept ans après, du 07/10/1981 au 03/01/1982, pour ses soixante ans, Montand se produisit à l’Olympia à guichets fermés. L’album Montand d'hier et d'aujourd'hui, abordé plus haut, y fut défendu.

Yves Montand: "Si je suis revenu à la chanson, c’est d’abord parce que j’ai éprouvé une envie soudaine de chanter. En fait, la chanson, je ne l’avais jamais quittée : disons que j’avais effectué un voyage et que je revenais au bout d’un certain temps. C’est vrai que le bonheur, c’est d’arriver devant deux mille personnes que vous portez sur vos épaules, qui vous font confiance et qui attendent que, en exprimant ce qu’elles-mêmes ressentent sans pouvoir parvenir à le dire, vous ne les déceviez pas. De là le trac ! Parce que vous devez répondre à ce jaillissement de sympathie, de tendresse, à cette énorme dose de passion contenue qui déferle sur vous. Après tout, tu n’es qu’un homme de chair et de sang comme eux ! Est-ce que je vais être à la hauteur ? Si le père Brel en arrivait à vomir avant d’entrer en scène, il y a une raison… Alors, c’est vrai que c’est une joie, mais aussi une souffrance." [Boris J.-M., Brieu J.-F., Didi E., 2005. Olympia Bruno Coquatrix – 50 ans de Music-Hall. Piaf, Coluche, Johnny, les Beatles, Bowie, Brel et les autres… - p. 146]

À l’ouverture de son récital du 30/10/1081, il annonce, en "voix off", dégageant une émotion similaire à celle de la lecture de l’ultime lettre de César Soubeyran concluant Manon des Sources (1986): "Georges Brassens nous a fait une blague. Il est parti en voyage. Certains disent qu’il est mort. Mort ? Qu’est-ce que ça veut dire, mort ? Comme si Brassens, Prévert ou Brel pouvaient mourir !"

Puis, éclairé par la seule lumière bleue d’un projecteur dirigé sur son micro, le visage bouleversé, il ajoute, semblant s’adresser à son confrère: "Mais Georges, tu le sais, le spectacle doit continuer… À tout à l’heure."  [Montand Y. in Monastier M., Barlatier P., 1982. Brassens, le livre du souvenir]

Revenant à son public, atterré par la nouvelle, il commence à chanter la célèbre chanson de Francis Lemarque… "Moi, je suis venu à pied…" De cette célèbre série de concerts fut tiré un double 33T: Yves Montand – Olympia "81" (Philips 6622 023). Aujourd’hui, le spectacle continue toujours, rendant hommage à Georges Brassens non sans faire un petit clin d’œil à Yves Montand que connaissent bien les fidèles des Journées Georges Brassens de Paris… toujours prêts à pousser La chansonnette de Jean Drejac et Philippe-Gérard !




*1Lorsqu’il ambitionna de faire sa rentrée sur la scène du palais omnisports de Paris-Bercy au printemps 1992, Yves Montand n’exclut pas l’idée d’interpréter des chansons de Georges Brassens, comme on l’apprend dans Montand par Montand: "Ce que j’ai dit…" Confidences et entretiens présentés par Carole Amiel (2016): "Pour mon prochain récital en France, je suis prêt à chanter du Brassens, du Trenet, Aznavour ou Bécaud ; il faut que les bonnes chansons soient chantées, et ce n’est pas ce qui nous manque, peut-être même en avons-nous trop." Lesquelles eurent pu faire l’objet de son choix ? La question reste à creuser… et se révèle intéressante à approfondir en connaissance de la volonté de Brassens de créer des chansons à son intention ainsi que pour Maurice Chevalier. Ce que nous dit Éric Battista dans un entretien avec Jacques Vassal à Sète, le 02/11/1990. [Vassal J., 2011. Brassens, homme libre - p. 155]

*2La célèbre émission culturelle devait initialement s’appeler Les Grandes Manœuvres, mais René Clair, auteur du film éponyme de 1955, refusa d’en céder les droits à Jacques Chancel. [Lonjon B., 2011. Brassens l’enchanteur - p. 399]

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