"Aragon n'a jamais écrit de chansons. Alors que Desnos ou Prévert composent des poèmes pour les musiciens et les interprètes qui les chanteront, Aragon n'a jamais écrit de poèmes dans cette intention. Pourtant, sa poésie a été, plus qu'aucune autre, mise en musique et chantée: Il n'y a pas d'amour heureux (Brassens), L'affiche rouge (Ferré), C'est si peu dire que je t'aime (Ferrat) sont des chansons si familières à notre mémoire qu'il semble impossible d'entendre les mots du poème en le détachant de l'air et des inflexions de la voix qui les chante. Pour l'amateur de Brassens ou de Ferré, le poème d'Aragon fait corps avec le reste de l'œuvre ; les poèmes deviennent des chansons, au même titre que celles écrites et composées par Ferré ou Brassens." [Piégay-Gros N., 2007. Aragon et la Chanson - La romance inachevée, Textuel, 132 pp.]
Georges Brassens fut le premier à véritablement populariser des vers de Louis Aragon par le biais de la chanson. Il n’y a pas d’amour heureux, qu'il mit en musique, naquit de la plume d'Aragon en 1943 dans la propriété de l’écrivain René Tavernier, située au 4, rue Chambovet dans le 3e arrondissement de Lyon. Cette œuvre, extraite du recueil La Diane française (1944), exprime une conception de l’amour comme un absolu inaccessible, en l’occurrence dans les conditions qui prévalaient sous l’Occupation. L'auteur y glisse également de nombreuses références à la Résistance, dont il fit partie. Tout au long des sixième et septième entretiens avec Francis Crémieux, datés respectivement du 28/12/1963 et du 03/01/1964, il revient sur le sujet, décode son poème en précisant ainsi qu’il faut donner à son titre un sens restreint au contexte dans lequel il a été écrit.
Dans une des lettres adressées à Roger Toussenot et datée du 03/02/1949, Brassens note: "J’ai découvert Il n’y a pas d’amour heureux d’Aragon. Excellente chose." [Marc-Pezet J., 2001. Georges Brassens - Lettres à Toussenot 1946-1950 - p. 110] Ainsi se matérialisa la rencontre improbable entre deux poètes que tout oppose ou presque: l'un ancien dadaïste puis surréaliste, connu pour son engagement et son soutien au Parti communiste français, l'autre auteur-compositeur-interprète, ancien chroniqueur du Libertaire, dont un certain nombre d'articles lui étant attribués fustigèrent notamment le communisme et surtout les crimes du stalinisme. Parmi ces écrits, étudiés par Marc Wilmet dans son Georges Brassens libertaire (1991), on peut citer par exemple "Inconvénients et avantages de l'automne" (04/10/1946) et surtout "Aragon a-t-il cambriolé l'église de Bon-Secours ?" (18/10/1946), qui concerne précisément l'auteur de La Rose et le Réséda (1943). Dans ce second article, souvent mal interprété, Brassens fait habilement référence à certains passages du Traité du style (1928) qu'il reprend par moments. La divergence d'opinion entre les deux personnalités, ici mise en avant, est somme toute peu surprenante. Quant au fait qu'Aragon ait réellement eu connaissance de ces articles de quelque manière que ce soit, les connaissances actuelles ne permettent pas de le vérifier précisément. Une certaine réserve est donc de mise ici. Et plus encore en ce qui concerne ce fameux passage extrait de La Lune écoute aux portes (1947), roman qui aurait été édité à cinquante exemplaires:
Georges Brassens fut le premier à véritablement populariser des vers de Louis Aragon par le biais de la chanson. Il n’y a pas d’amour heureux, qu'il mit en musique, naquit de la plume d'Aragon en 1943 dans la propriété de l’écrivain René Tavernier, située au 4, rue Chambovet dans le 3e arrondissement de Lyon. Cette œuvre, extraite du recueil La Diane française (1944), exprime une conception de l’amour comme un absolu inaccessible, en l’occurrence dans les conditions qui prévalaient sous l’Occupation. L'auteur y glisse également de nombreuses références à la Résistance, dont il fit partie. Tout au long des sixième et septième entretiens avec Francis Crémieux, datés respectivement du 28/12/1963 et du 03/01/1964, il revient sur le sujet, décode son poème en précisant ainsi qu’il faut donner à son titre un sens restreint au contexte dans lequel il a été écrit.
"(...) Il sera mémoire à jamais de ce fameux minuit où Louis Aragon et sa mie Elsa Triolet s’introduisirent subrepticement chez nous dans l’intention téméraire de gober l’anus de Cocteau et la perte blanche de Raymonde Machard.
Malheureusement pour eux, Catherine Mansfield préposée à la surveillance des vitrines les surprit en flagrant délit et, extrayant un magnifique sein de son corsage, les assomma majestueusement.
Cet évènement enrichit notre collection d’une nouvelle unité.
Un slip couleur isabelle muni, comme les autres pièces rares, d’une étiquette portant cette inscription: "Dessous crasseux arraché du derrière de Louis Aragon et Elsa Triolet."
L’on sait en effet qu’à eux deux les grands écrivains communistes dont il est question ne disposent que d’un seul derrière. (...)"
Toujours est-il que Brassens s'intéressa à Il n'y a pas d'amour heureux, au point de projeter d'en faire une chanson. Afin de mieux comprendre ce que Wilmet décrit comme un témoignage de confraternité poétique au delà des partis, il est important de souligner que l'auteur des Yeux d'Elsa est maître d'une versification qui appelle fréquemment le chant. Ainsi Jean-Pierre Chabrol y fait-il allusion tout en relatant des moments où Georges et lui s'adonnèrent à l'exercice d’écriture poétique, la recherche de figures de style et de rimes, à l'analyse d’œuvres de différents auteurs:
Jean-Pierre Chabrol : "C’était bien avant Les copains d’abord, avant la Supplique pour être enterré à la plage de Sète… Ces heures passionnées de l’impasse Florimont ! Nous deux suspendus dans la mansarde du 14e, cet arrondissement si terne que Georges, fondamentalement citadin, aimait beaucoup… Nous nous déclamions avec ferveur du Charles-Louis Philippe, du Verlaine, du Paul Fort, du Villon… Nous nous exaltions, nous nous préparions… Nous réhabilitions pour notre compte Châteaubriand, nous décortiquions Aragon qui nous démontrait enfin que le nombre des rimes est illimité, puisqu’il suffit de casser les mots en bout de ligne… Comme nous l’avons démonté, ce poème qui joue à rimer Crouy-sur-Ourq !" [Chabrol J.-P., 1987. La Felouque des copains - Les Presses du Languedoc, Montpellier: 91 pp.]
Lorsque Brassens adapta Il n'y a pas d'amour heureux, ce ne fut pas sans quelques altérations ni surtout, une importante modification. Dans la première strophe, il choisit de chanter "Et quand il veut serrer son bonheur il le broie" là où Aragon écrit "Et quand il croit serrer son bonheur il le broie". De même, dans la seconde strophe:
devient
Dans la troisième strophe, Aragon écrit "Répétant après moi les mots que j'ai tressés". Brassens chante "Répétant après moi ces mots que j'ai tressés". Il inverse aussi deux vers de la quatrième strophe:
Mais la modification majeure est sans conteste la suppression de la cinquième et dernière strophe:
Georges, dont on connaît les positions sur l’engagement et le patriotisme en particulier, ne put se résoudre à chanter le vers "Et pas plus que de toi l’amour de la patrie". A Jacques Charpentreau qui l'interrogea sur cette option au cours d'une interview pour son ouvrage Georges Brassens et la poésie quotidienne de la chanson (1960), le poète sétois répondit: "A cause de cette histoire de patrie; indépendamment de l'idée, c'est moins bien exprimé, c'est pompier, excessif." Les derniers vers du poème dénotent, d'une certaine façon, une rédemption à la fois amoureuse et patriotique, en rupture avec la tonalité générale de l’œuvre.
Cependant, comme l'explique Bertrand Dicale, la cinquième strophe dans son ensemble "apporte la seule explication de cette pétition d'amour désespéré, (...) pose le contexte des quatre premières et les éclaire : tant que la patrie est sous le joug, l'homme ne peut se laisser aller à l'espoir, nul amour ne peut être heureux, nulle entreprise humaine n'est possible...
En coupant cette dernière strophe, Brassens fait d'Il n’y a pas d’amour heureux un texte catégorique sur la vanité foncière des sentiments et des volontés humaines - il n'espère pas en l'amour, il se retire de son jeu. Et il refuse la subordination du sentiment amoureux au patriotisme, tel que le proclame Aragon." [Dicale B., 2011. Brassens ? - Flammarion (Coll. Pop Culture), 279 pp.]
Deux points de vues différents furent développés sur l'objectif du sétois à travers son interprétation d'Il n’y a pas d’amour heureux. Dans son Brassens (1991), André Sallée perçoit en filigrane les rapports à l'amour de l'auteur de La mauvaise réputation. Il explique, tout comme Bertrand Dicale, que Brassens ayant donné la priorité absolue à la chanson, il n'avait pas souhaité avoir d'enfant. Le regretta-t-il tout en ayant une réelle envie d'aller dans ce sens ? Au fil de ses notes de pochette, citées par Sallée, René Fallet s'interroge lui aussi sur les sentiments de son ami: "Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare... Il n'y a pas d'amour heureux nous serrait trop le cœur quand Brassens le chantait en scène. Il nous semblait pas trop "coller" à ce poème d'Aragon. "Jouait-il ou pas ? A voir ses grands yeux d'écureuil tristes à mourir, on pensait que non." Toujours ce désespoir qui à chaque strophe revenait comme un sombre dimanche: il n'y a pas d'amour heureux. Jamais poème de douleur n'a été mieux chanté. Mais nous le préférons en disque. Autrement, c'est à douter de tout. De tous. De toutes."
De son côté, Jacques Vassal avance une autre explication à la suppression de la cinquième strophe du poème d'Aragon: il est vrai que Georges rencontra Püpchen peu avant de réaliser son adaptation. Aussi était-ce sans doute le bonheur qui prévoyait pour lui qui savait malgré tout que l'amour absolu n'existe pas. En outre, dans son Brassens, homme libre (2011), Vassal oppose le suggestif de l'écriture du sétois aux expressions et mots directs, durs, d'Aragon: "douleur", "meurtri", "flétri", "pleurs". Georges n'était probablement pas en phase avec ce style.
La mélodie, agrémentée d'un discret contre-chant de contrebasse joué à l'archet, habille discrètement le poème, ne l'amplifie pas. Elle vit probablement le jour courant 1950, comme en atteste la lettre à Roger Toussenot datée du 18 novembre de cette même année et dans laquelle Brassens s'exprime ainsi: "(...)
j'ai composé une dizaine de chansons et je mets de la musique le poème
d'Aragon: Il n'y a pas d'amour heureux que tu m'as fait connaitre il y a
quelques mois. Je vais bientôt tenter de gagner ma prétendue vie." [Marc-Pezet J., 2001. Georges Brassens - Lettres à Toussenot 1946-1950 - p. 182]
Un premier enregistrement d'Il n'y a pas d'amour heureux fut effectué le 16/06/1953 au Studio Apollo avec Pierre Nicolas à la contrebasse et Lucien Bellevallée à la seconde guitare. Il devait être couplé à La cane de Jeanne pour le 78T Polydor 560.459, dont la sortie n'eut finalement pas lieu. Une seconde prise fut réalisée, d'après André Sallée, le 13/10/1953. Néanmoins, la feuille d'enregistrement correspondant à ladite session, numérisée et publiée par Jean-Paul Sermonte dans L'œuvre discographique de Georges Brassens (2020), ne mentionne que La Marine. La reprise d'Il n'y a pas d'amour heureux figure en revanche sur la feuille d'enregistrement datée du 02/10/1953 avec Brave Margot, Comme hier et J'ai rendez-vous avec vous. Toujours est-il que le choix définitif se porta sur la première prise d'Il n'y a pas d'amour heureux qui parut en octobre 1953 sur le 78T Polydor 560.475 avec La Marine. Elle figure également sur deux autres supports originaux: le 33T 25 cm Georges Brassens interprète ses dernières compositions - 2e Série (Polydor 530.024) et le super 45T Polydor 576.004, sortis respectivement début 1954 pour le premier et quelques mois plus tard dans la même année pour le second. Georges adressa un des premiers exemplaires du 33T 25 cm à Aragon dès sa parution. Dessus, une dédicace: "A Aragon, avec mes regrets pour la petite erreur." La coquille en question figure au verso de la pochette, lequel attribue Il n'y a pas d'amour heureux à... Paul Fort ! De plus, les crédits de Comme hier et La Marine ont été omis. Des corrections furent effectuées sur les pressages ultérieurs.
Ce disque, dont m'a entretenu Philippe Lesplingart, de la Société belge des amis d'Aragon, se trouve aujourd'hui dans la bibliothèque du Moulin de Villeneuve, à Saint-Arnoult-en-Yvelines (78), propriété de l'auteur des Yeux d'Elsa et de son épouse, devenue un musée autant qu'un lieu de recherche et de création, à partir de 1994.
Louis Aragon eut une certaine considération pour la mise en musique de poèmes. Comme l'explique Nathalie Piégay-Gros dans l'introduction de Aragon et la Chanson - La romance inachevée (2007), il se montra toujours en faveur d'une certaine liberté vis-à-vis des adaptations de ses œuvres, quand bien même les textes dussent-ils être recomposés, perçus différemment par le biais des mélodies qui les habillent et de la voix qui les interprète. Idée que suggère également Robert Le Gresley en s’imaginant dans la peau d'Aragon au fil d'un texte - Rien n'est jamais acquis - rendant hommage à Brassens. [Le Gresley R., 2011. Pour vous Monsieur Brassens, d’affectueuses irrévérences - pp. 173-174] Portant également une grande attention au travail des auteurs-compositeurs-interprètes concernés, il les soutint du mieux qu'il put en assistant, par exemple, à leurs tours de chant. C'est dans cette optique qu'il fit partie, avec Elsa Triolet, du public de l'Olympia pour le récital de Georges Brassens le 21/01/1960. Une photo du couple prise lors de cette soirée fut publiée par Jean-Paul Sermonte dans Brassens au bois de son cœur (2001). Aragon s'exprima sur le sujet trois années plus tard au cours d'un entretien avec Francis Crémieux longtemps resté inédit, jusqu'à sa découverte récente par Nicolas Mouton dans le cadre de travaux de recherche pour sa thèse intitulée Les Archives audiovisuelles d'Aragon (1937-1977) - Un opéra sans partition. La transcription du document audiovisuel est parue sous le titre Ferré, Brassens et Johnny... par Aragon dans Variétés, Littérature, chanson, NRF N°601, sous la direction de Stéphane Audeguy et Philippe Forest, juin 2012. Elle fut reprise notamment dans la rubrique "Arts-spectacles" du Nouvel Observateur du 07/06/2012 ainsi que dans le N°141 de la revue Les Amis de Georges (septembre-octobre 2014) avec, parmi les illustrations, la photo d'un exemplaire original du roman Le Cheval roux ou les intentions humaines (1953), dédicacé à Georges Brassens par Elsa Triolet:
Au cours de l'entretien avec Francis Crémieux qui lui demande son avis sur la chanson et celle créée sur Il n'y a pas d'amour heureux en particulier, Aragon répond ainsi:
Louis Aragon: "(...) c'est la première qui a connu la faveur d'un grand public, non pas de mon fait mais du talent et de la personnalité de Georges Brassens. En réalité, surtout immédiatement après la libération, des poèmes qui étaient des poèmes du Crève-cœur ou des Yeux d'Elsa ont été mis en musique par des musiciens d'un autre caractère. C'est ainsi que Georges Auric, Francis Poulenc, Elsa Barraine ont fait de la musique pour mes poèmes."
Il cite également Joseph Kosma, compositeur d'une cantate sur la Ballade de celui qui chanta dans les supplices (également tirée de La Diane française) en 1960. Mais aussi un jeune compositeur non connu du grand public, Maxime Jacob, venu lui faire part de sa mise en musique d'Il n'y a pas d'amour heureux, quelques années avant que celle de Brassens ne voit le jour.
L'ensemble de ces éléments semble ne pas corroborer ce qu'il se dit au sujet d'un désaccord exprimé par Aragon vis-à-vis de l'adaptation de son poème par l'auteur de La mauvaise réputation, compte tenu de ce que la suppression de la cinquième strophe altère
la signification de son texte. Comme évoqué plus haut avec, à l'appui, l'analyse de Nathalie Piégay-Gros, ne s'agit-il pas d'une appréciation bien particulière selon la sensibilité propre du sétois moustachu ? Pour autant, c'est la notion d'infidélité qui ressort fréquemment de la littérature autour de ce dernier. Citons par exemple le témoignage du poète et écrivain Jean Ristat, exposé par Jean-Claude Lamy dans son Brassens, le mécréant de Dieu (2004). La discussion de Bertrand Dicale dans Brassens ? (2011) fait également état de cette même opinion négative qu'aurait eue Aragon sur la chanson créée par le "Bon Maître" et dont Pierre Onténiente s'est lui aussi entretenu avec Jacques Vassal. Il est toutefois important de noter que Gibraltar a conclu son discours en émettant une certaine prudence. [Vassal J., 2006. Brassens, le regard de "Gibraltar" - p. 171]
Par ailleurs, il a aussi mis en avant un autre fait marquant concernant Il n'y a pas d'amour heureux: le double emploi de la mélodie, réutilisée par Georges pour enregistrer La Prière de Francis Jammes. Ce choix, qui n'aurait pas non plus été admis par Aragon si l'on en croit le témoignage du journaliste et ancien secrétaire général des Lettres françaises René Bourdier [Lamy J.-C., 2004. Brassens, le mécréant de Dieu - pp. 252-253], fit couler de l'encre à l'époque. Cependant, il convient de faire ici une mise au point qui paraît très importante: les sources de références telles que Poèmes et Chansons, l'intégrale (1987) publié par les Éditions musicales 57, les Lettres à Toussenot 1946-1950 (2001) ou encore les documents précieusement conservés par Pierre Onténiente, ses témoignages et bien sûr, ceux de Georges lui-même, montrent que la musique composée par ce dernier à l'orée des années 1950 l'a bel et bien été à l'origine pour Il n'y a pas d'amour heureux, puis reprise ensuite pour La Prière. Et non le contraire comme cela a parfois été écrit. Cette confusion étant probablement issue du fait que les parutions originelles sur 78T (octobre 1953 pour Il n'y a pas d'amour heureux, novembre 1954 pour La Prière) ont eu lieu dans l'ordre inverse des dépôts à la Sacem (1953 pour La Prière, 1954 pour Il n'y a pas d'amour heureux). Cette dernière régularisa la situation quelques années après.
Un autre point doit également être évoqué: selon Jean Ristat et Pierre Onténiente, Brassens n'aurait demandé aucune autorisation à Aragon pour son travail d'adaptation, ce qui serait à l'origine du différend entre eux:
Pierre Onténiente: "C'étaient des choses qui le dépassaient; juridiquement, ça lui était égal."
Malgré cela il n'y avait, contrairement à certaines hypothèses, aucune réelle volonté de provocation de la part du sétois moustachu, comme nous l'explique Philippe Borie sur le site de l'association L'Amandier. Tout particulièrement en ce qui concerne le double emploi de la mélodie, sujet sur lequel Georges s'est longuement expliqué et qui se trouve développé au fil d'un article concernant La Prière. Dans Brassens, homme libre (2011), Jacques Vassal note l'absence d'incompatibilité musicale voire poétique entre Il n'y a pas d'amour heureux et La Prière, l'unique partition s'adaptant très bien à l'une comme à l'autre. Il est aussi très intéressant de revenir sur l'étude de Nathalie Piégay-Gros mettant en parallèle Francis Poulenc ("celui qui croyait au ciel") qui a mis en musique deux poèmes d'Aragon ("celui qui n'y croyait pas"): C et Fêtes galantes, tous deux tirés du recueil Les Yeux d'Elsa (1942). Et ce, près de dix ans avant Brassens. Des rapprochements qui mettent en exergue une universalité de la musique. De plus, si dans son cas précis, Georges a pu chanter sur le même air Francis Jammes et Louis Aragon, c'est aussi et surtout parce qu'il a éludé la référence politique d'Il n'y a pas d'amour heureux.
Ce poème fut le premier que Brassens mis en musique et le seul de l’œuvre de l'auteur de La Rose et le Réséda. Si les deux hommes de lettres n'avaient logiquement pas d'atomes crochus et que, sauf découvertes toujours possibles, leurs relations ne furent que distantes, la poésie permit la création d'un lien artistique entre eux. Outre Georges, il est deux autres auteurs-compositeurs-interprètes dont Aragon affectionna plus encore les chansons qu'ils créèrent à partir de ses poèmes: Jean Ferrat et Léo Ferré (cités dans les Œuvres poétiques complètes de Louis Aragon éditées dans la collection Bibliothèque de la Pléiade, a contrario de Brassens). L'auteur de Jolie Môme noua même une courte mais réelle amitié avec celui auquel il consacra l'album Les Chansons d'Aragon chantées par Léo Ferré (Barclay 80183), paru en février 1961.
Louis Aragon: "Il arrive à Léo Ferré de dire que nous avons fait ensemble une chanson: cela n'est pas tout à fait exact, j'ai innocemment écrit un poème et, lui, il en a fait une chanson, ce dont je serais bien incapable. À chaque fois que j'ai été mis en musique par quelqu'un, je m'en suis émerveillé, cela m'a beaucoup appris sur moi-même, sur ma poésie." [Léo Ferré et la mise en chanson in L'Œuvre poétique d'Aragon. Deuxième édition en sept volumes, Tome 6, Livre Club Diderot, 1990]
Ils firent connaissance par l'entremise de Catherine Sauvage qui fréquente l'auteur d'Il n'y a pas d'amour heureux depuis 1955. Après que Georges la lui eut fait découvrir alors qu'elle n'en connaissait que la mélodie via La Prière (elle raconte cette anecdote dans un extrait d'interview que l'on peut écouter sur le site de l'association L'Amandier), la chanteuse nancéienne enregistra deux versions de la chanson: la première, parue en 1953 sur le 78T Philips N 72.177 H dont la face A comporte ...Et des clous (Léo Ferré), est proche de celle de Brassens, mise en boîte peu de temps après. Un reportage de quatre pages, intitulé Georges Brassens - Troubadour grognon, moustachu et sympathique, publié par Henri-Jacques Dupuis dans le semestriel Regards en avril 1955, cite les enregistrements des deux artistes, donnant au passage la bonne information sur la composition et l'emploi premier de la mélodie. Dans sa prestation, Sauvage est accompagnée par Michel Legrand et son orchestre. Quant à la seconde version, elle se trouve sur le 33T Catherine Sauvage chante Aragon (Philips P 70.372 L), sorti en 1961. Et c'est Jacques Loussier qui assure cette fois l'accompagnement au piano. Une autre différence importante se situe au niveau de l'interprétation: Catherine Sauvage réintègre la cinquième strophe du poème.
D'autres interprètes en firent de même, comme par exemple Gérard-André, Jacques Douai, Hélène Martin, Monique Morelli, Marc Ogeret et Andrée Simons. Il n'y a pas d'amour heureux est sans doute la chanson de Georges Brassens qui connut le plus grand nombre de reprises dont celles de Michèle Arnaud, Hugues Aufray, Yossi Banaï, Barbara, Andrea Belli, Renée Claude, Danielle Darrieux, Liselotte Hamm, Françoise Hardy, Jean-Marie Humel, Maxime Le Forestier, MEJ Trio, Jeanne Moreau et Nina Simone pour ne citer qu'eux.
Mais c'est à Louis Aragon que nous laissons le mot de la fin avec l'évocation du Fou d'Elsa (1963) et plus précisément du poème Zadjal de l'avenir, dans lequel il mentionne que "L'avenir de l'homme est la femme": illustre maxime qui inspira à Jean Ferrat une de ses plus célèbres chansons. Plus loin, dans Chants du vingtième siècle, ces quelques vers qui font écho à une partition silencieuse aujourd'hui passée, comme tant d'autres, à la postérité...
Malheureusement pour eux, Catherine Mansfield préposée à la surveillance des vitrines les surprit en flagrant délit et, extrayant un magnifique sein de son corsage, les assomma majestueusement.
Cet évènement enrichit notre collection d’une nouvelle unité.
Un slip couleur isabelle muni, comme les autres pièces rares, d’une étiquette portant cette inscription: "Dessous crasseux arraché du derrière de Louis Aragon et Elsa Triolet."
L’on sait en effet qu’à eux deux les grands écrivains communistes dont il est question ne disposent que d’un seul derrière. (...)"
Toujours est-il que Brassens s'intéressa à Il n'y a pas d'amour heureux, au point de projeter d'en faire une chanson. Afin de mieux comprendre ce que Wilmet décrit comme un témoignage de confraternité poétique au delà des partis, il est important de souligner que l'auteur des Yeux d'Elsa est maître d'une versification qui appelle fréquemment le chant. Ainsi Jean-Pierre Chabrol y fait-il allusion tout en relatant des moments où Georges et lui s'adonnèrent à l'exercice d’écriture poétique, la recherche de figures de style et de rimes, à l'analyse d’œuvres de différents auteurs:
Jean-Pierre Chabrol : "C’était bien avant Les copains d’abord, avant la Supplique pour être enterré à la plage de Sète… Ces heures passionnées de l’impasse Florimont ! Nous deux suspendus dans la mansarde du 14e, cet arrondissement si terne que Georges, fondamentalement citadin, aimait beaucoup… Nous nous déclamions avec ferveur du Charles-Louis Philippe, du Verlaine, du Paul Fort, du Villon… Nous nous exaltions, nous nous préparions… Nous réhabilitions pour notre compte Châteaubriand, nous décortiquions Aragon qui nous démontrait enfin que le nombre des rimes est illimité, puisqu’il suffit de casser les mots en bout de ligne… Comme nous l’avons démonté, ce poème qui joue à rimer Crouy-sur-Ourq !" [Chabrol J.-P., 1987. La Felouque des copains - Les Presses du Languedoc, Montpellier: 91 pp.]
Lorsque Brassens adapta Il n'y a pas d'amour heureux, ce ne fut pas sans quelques altérations ni surtout, une importante modification. Dans la première strophe, il choisit de chanter "Et quand il veut serrer son bonheur il le broie" là où Aragon écrit "Et quand il croit serrer son bonheur il le broie". De même, dans la seconde strophe:
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désœuvrés incertains
devient
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désarmés incertains
Dans la troisième strophe, Aragon écrit "Répétant après moi les mots que j'ai tressés". Brassens chante "Répétant après moi ces mots que j'ai tressés". Il inverse aussi deux vers de la quatrième strophe:
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Mais la modification majeure est sans conteste la suppression de la cinquième et dernière strophe:
Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l’amour de la patrie
Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs
Il n’y a pas d’amour heureux
Mais c’est notre amour à tous les deux
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri
Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l’amour de la patrie
Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs
Il n’y a pas d’amour heureux
Mais c’est notre amour à tous les deux
Georges, dont on connaît les positions sur l’engagement et le patriotisme en particulier, ne put se résoudre à chanter le vers "Et pas plus que de toi l’amour de la patrie". A Jacques Charpentreau qui l'interrogea sur cette option au cours d'une interview pour son ouvrage Georges Brassens et la poésie quotidienne de la chanson (1960), le poète sétois répondit: "A cause de cette histoire de patrie; indépendamment de l'idée, c'est moins bien exprimé, c'est pompier, excessif." Les derniers vers du poème dénotent, d'une certaine façon, une rédemption à la fois amoureuse et patriotique, en rupture avec la tonalité générale de l’œuvre.
Cependant, comme l'explique Bertrand Dicale, la cinquième strophe dans son ensemble "apporte la seule explication de cette pétition d'amour désespéré, (...) pose le contexte des quatre premières et les éclaire : tant que la patrie est sous le joug, l'homme ne peut se laisser aller à l'espoir, nul amour ne peut être heureux, nulle entreprise humaine n'est possible...
En coupant cette dernière strophe, Brassens fait d'Il n’y a pas d’amour heureux un texte catégorique sur la vanité foncière des sentiments et des volontés humaines - il n'espère pas en l'amour, il se retire de son jeu. Et il refuse la subordination du sentiment amoureux au patriotisme, tel que le proclame Aragon." [Dicale B., 2011. Brassens ? - Flammarion (Coll. Pop Culture), 279 pp.]
Deux points de vues différents furent développés sur l'objectif du sétois à travers son interprétation d'Il n’y a pas d’amour heureux. Dans son Brassens (1991), André Sallée perçoit en filigrane les rapports à l'amour de l'auteur de La mauvaise réputation. Il explique, tout comme Bertrand Dicale, que Brassens ayant donné la priorité absolue à la chanson, il n'avait pas souhaité avoir d'enfant. Le regretta-t-il tout en ayant une réelle envie d'aller dans ce sens ? Au fil de ses notes de pochette, citées par Sallée, René Fallet s'interroge lui aussi sur les sentiments de son ami: "Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare... Il n'y a pas d'amour heureux nous serrait trop le cœur quand Brassens le chantait en scène. Il nous semblait pas trop "coller" à ce poème d'Aragon. "Jouait-il ou pas ? A voir ses grands yeux d'écureuil tristes à mourir, on pensait que non." Toujours ce désespoir qui à chaque strophe revenait comme un sombre dimanche: il n'y a pas d'amour heureux. Jamais poème de douleur n'a été mieux chanté. Mais nous le préférons en disque. Autrement, c'est à douter de tout. De tous. De toutes."
De son côté, Jacques Vassal avance une autre explication à la suppression de la cinquième strophe du poème d'Aragon: il est vrai que Georges rencontra Püpchen peu avant de réaliser son adaptation. Aussi était-ce sans doute le bonheur qui prévoyait pour lui qui savait malgré tout que l'amour absolu n'existe pas. En outre, dans son Brassens, homme libre (2011), Vassal oppose le suggestif de l'écriture du sétois aux expressions et mots directs, durs, d'Aragon: "douleur", "meurtri", "flétri", "pleurs". Georges n'était probablement pas en phase avec ce style.
Georges Brassens chantant Il n'y a pas d'amour heureux dans l'émission de Claude Santelli Rencontres avec l'amour (19/03/1975)
Un premier enregistrement d'Il n'y a pas d'amour heureux fut effectué le 16/06/1953 au Studio Apollo avec Pierre Nicolas à la contrebasse et Lucien Bellevallée à la seconde guitare. Il devait être couplé à La cane de Jeanne pour le 78T Polydor 560.459, dont la sortie n'eut finalement pas lieu. Une seconde prise fut réalisée, d'après André Sallée, le 13/10/1953. Néanmoins, la feuille d'enregistrement correspondant à ladite session, numérisée et publiée par Jean-Paul Sermonte dans L'œuvre discographique de Georges Brassens (2020), ne mentionne que La Marine. La reprise d'Il n'y a pas d'amour heureux figure en revanche sur la feuille d'enregistrement datée du 02/10/1953 avec Brave Margot, Comme hier et J'ai rendez-vous avec vous. Toujours est-il que le choix définitif se porta sur la première prise d'Il n'y a pas d'amour heureux qui parut en octobre 1953 sur le 78T Polydor 560.475 avec La Marine. Elle figure également sur deux autres supports originaux: le 33T 25 cm Georges Brassens interprète ses dernières compositions - 2e Série (Polydor 530.024) et le super 45T Polydor 576.004, sortis respectivement début 1954 pour le premier et quelques mois plus tard dans la même année pour le second. Georges adressa un des premiers exemplaires du 33T 25 cm à Aragon dès sa parution. Dessus, une dédicace: "A Aragon, avec mes regrets pour la petite erreur." La coquille en question figure au verso de la pochette, lequel attribue Il n'y a pas d'amour heureux à... Paul Fort ! De plus, les crédits de Comme hier et La Marine ont été omis. Des corrections furent effectuées sur les pressages ultérieurs.
Louis Aragon eut une certaine considération pour la mise en musique de poèmes. Comme l'explique Nathalie Piégay-Gros dans l'introduction de Aragon et la Chanson - La romance inachevée (2007), il se montra toujours en faveur d'une certaine liberté vis-à-vis des adaptations de ses œuvres, quand bien même les textes dussent-ils être recomposés, perçus différemment par le biais des mélodies qui les habillent et de la voix qui les interprète. Idée que suggère également Robert Le Gresley en s’imaginant dans la peau d'Aragon au fil d'un texte - Rien n'est jamais acquis - rendant hommage à Brassens. [Le Gresley R., 2011. Pour vous Monsieur Brassens, d’affectueuses irrévérences - pp. 173-174] Portant également une grande attention au travail des auteurs-compositeurs-interprètes concernés, il les soutint du mieux qu'il put en assistant, par exemple, à leurs tours de chant. C'est dans cette optique qu'il fit partie, avec Elsa Triolet, du public de l'Olympia pour le récital de Georges Brassens le 21/01/1960. Une photo du couple prise lors de cette soirée fut publiée par Jean-Paul Sermonte dans Brassens au bois de son cœur (2001). Aragon s'exprima sur le sujet trois années plus tard au cours d'un entretien avec Francis Crémieux longtemps resté inédit, jusqu'à sa découverte récente par Nicolas Mouton dans le cadre de travaux de recherche pour sa thèse intitulée Les Archives audiovisuelles d'Aragon (1937-1977) - Un opéra sans partition. La transcription du document audiovisuel est parue sous le titre Ferré, Brassens et Johnny... par Aragon dans Variétés, Littérature, chanson, NRF N°601, sous la direction de Stéphane Audeguy et Philippe Forest, juin 2012. Elle fut reprise notamment dans la rubrique "Arts-spectacles" du Nouvel Observateur du 07/06/2012 ainsi que dans le N°141 de la revue Les Amis de Georges (septembre-octobre 2014) avec, parmi les illustrations, la photo d'un exemplaire original du roman Le Cheval roux ou les intentions humaines (1953), dédicacé à Georges Brassens par Elsa Triolet:
"A Georges Brassens,
...et il y aura un amour heureux !"
Au cours de l'entretien avec Francis Crémieux qui lui demande son avis sur la chanson et celle créée sur Il n'y a pas d'amour heureux en particulier, Aragon répond ainsi:
Louis Aragon: "(...) c'est la première qui a connu la faveur d'un grand public, non pas de mon fait mais du talent et de la personnalité de Georges Brassens. En réalité, surtout immédiatement après la libération, des poèmes qui étaient des poèmes du Crève-cœur ou des Yeux d'Elsa ont été mis en musique par des musiciens d'un autre caractère. C'est ainsi que Georges Auric, Francis Poulenc, Elsa Barraine ont fait de la musique pour mes poèmes."
Il cite également Joseph Kosma, compositeur d'une cantate sur la Ballade de celui qui chanta dans les supplices (également tirée de La Diane française) en 1960. Mais aussi un jeune compositeur non connu du grand public, Maxime Jacob, venu lui faire part de sa mise en musique d'Il n'y a pas d'amour heureux, quelques années avant que celle de Brassens ne voit le jour.
Par ailleurs, il a aussi mis en avant un autre fait marquant concernant Il n'y a pas d'amour heureux: le double emploi de la mélodie, réutilisée par Georges pour enregistrer La Prière de Francis Jammes. Ce choix, qui n'aurait pas non plus été admis par Aragon si l'on en croit le témoignage du journaliste et ancien secrétaire général des Lettres françaises René Bourdier [Lamy J.-C., 2004. Brassens, le mécréant de Dieu - pp. 252-253], fit couler de l'encre à l'époque. Cependant, il convient de faire ici une mise au point qui paraît très importante: les sources de références telles que Poèmes et Chansons, l'intégrale (1987) publié par les Éditions musicales 57, les Lettres à Toussenot 1946-1950 (2001) ou encore les documents précieusement conservés par Pierre Onténiente, ses témoignages et bien sûr, ceux de Georges lui-même, montrent que la musique composée par ce dernier à l'orée des années 1950 l'a bel et bien été à l'origine pour Il n'y a pas d'amour heureux, puis reprise ensuite pour La Prière. Et non le contraire comme cela a parfois été écrit. Cette confusion étant probablement issue du fait que les parutions originelles sur 78T (octobre 1953 pour Il n'y a pas d'amour heureux, novembre 1954 pour La Prière) ont eu lieu dans l'ordre inverse des dépôts à la Sacem (1953 pour La Prière, 1954 pour Il n'y a pas d'amour heureux). Cette dernière régularisa la situation quelques années après.
Un autre point doit également être évoqué: selon Jean Ristat et Pierre Onténiente, Brassens n'aurait demandé aucune autorisation à Aragon pour son travail d'adaptation, ce qui serait à l'origine du différend entre eux:
Pierre Onténiente: "C'étaient des choses qui le dépassaient; juridiquement, ça lui était égal."
Malgré cela il n'y avait, contrairement à certaines hypothèses, aucune réelle volonté de provocation de la part du sétois moustachu, comme nous l'explique Philippe Borie sur le site de l'association L'Amandier. Tout particulièrement en ce qui concerne le double emploi de la mélodie, sujet sur lequel Georges s'est longuement expliqué et qui se trouve développé au fil d'un article concernant La Prière. Dans Brassens, homme libre (2011), Jacques Vassal note l'absence d'incompatibilité musicale voire poétique entre Il n'y a pas d'amour heureux et La Prière, l'unique partition s'adaptant très bien à l'une comme à l'autre. Il est aussi très intéressant de revenir sur l'étude de Nathalie Piégay-Gros mettant en parallèle Francis Poulenc ("celui qui croyait au ciel") qui a mis en musique deux poèmes d'Aragon ("celui qui n'y croyait pas"): C et Fêtes galantes, tous deux tirés du recueil Les Yeux d'Elsa (1942). Et ce, près de dix ans avant Brassens. Des rapprochements qui mettent en exergue une universalité de la musique. De plus, si dans son cas précis, Georges a pu chanter sur le même air Francis Jammes et Louis Aragon, c'est aussi et surtout parce qu'il a éludé la référence politique d'Il n'y a pas d'amour heureux.
Ce poème fut le premier que Brassens mis en musique et le seul de l’œuvre de l'auteur de La Rose et le Réséda. Si les deux hommes de lettres n'avaient logiquement pas d'atomes crochus et que, sauf découvertes toujours possibles, leurs relations ne furent que distantes, la poésie permit la création d'un lien artistique entre eux. Outre Georges, il est deux autres auteurs-compositeurs-interprètes dont Aragon affectionna plus encore les chansons qu'ils créèrent à partir de ses poèmes: Jean Ferrat et Léo Ferré (cités dans les Œuvres poétiques complètes de Louis Aragon éditées dans la collection Bibliothèque de la Pléiade, a contrario de Brassens). L'auteur de Jolie Môme noua même une courte mais réelle amitié avec celui auquel il consacra l'album Les Chansons d'Aragon chantées par Léo Ferré (Barclay 80183), paru en février 1961.
Louis Aragon: "Il arrive à Léo Ferré de dire que nous avons fait ensemble une chanson: cela n'est pas tout à fait exact, j'ai innocemment écrit un poème et, lui, il en a fait une chanson, ce dont je serais bien incapable. À chaque fois que j'ai été mis en musique par quelqu'un, je m'en suis émerveillé, cela m'a beaucoup appris sur moi-même, sur ma poésie." [Léo Ferré et la mise en chanson in L'Œuvre poétique d'Aragon. Deuxième édition en sept volumes, Tome 6, Livre Club Diderot, 1990]
Ils firent connaissance par l'entremise de Catherine Sauvage qui fréquente l'auteur d'Il n'y a pas d'amour heureux depuis 1955. Après que Georges la lui eut fait découvrir alors qu'elle n'en connaissait que la mélodie via La Prière (elle raconte cette anecdote dans un extrait d'interview que l'on peut écouter sur le site de l'association L'Amandier), la chanteuse nancéienne enregistra deux versions de la chanson: la première, parue en 1953 sur le 78T Philips N 72.177 H dont la face A comporte ...Et des clous (Léo Ferré), est proche de celle de Brassens, mise en boîte peu de temps après. Un reportage de quatre pages, intitulé Georges Brassens - Troubadour grognon, moustachu et sympathique, publié par Henri-Jacques Dupuis dans le semestriel Regards en avril 1955, cite les enregistrements des deux artistes, donnant au passage la bonne information sur la composition et l'emploi premier de la mélodie. Dans sa prestation, Sauvage est accompagnée par Michel Legrand et son orchestre. Quant à la seconde version, elle se trouve sur le 33T Catherine Sauvage chante Aragon (Philips P 70.372 L), sorti en 1961. Et c'est Jacques Loussier qui assure cette fois l'accompagnement au piano. Une autre différence importante se situe au niveau de l'interprétation: Catherine Sauvage réintègre la cinquième strophe du poème.
D'autres interprètes en firent de même, comme par exemple Gérard-André, Jacques Douai, Hélène Martin, Monique Morelli, Marc Ogeret et Andrée Simons. Il n'y a pas d'amour heureux est sans doute la chanson de Georges Brassens qui connut le plus grand nombre de reprises dont celles de Michèle Arnaud, Hugues Aufray, Yossi Banaï, Barbara, Andrea Belli, Renée Claude, Danielle Darrieux, Liselotte Hamm, Françoise Hardy, Jean-Marie Humel, Maxime Le Forestier, MEJ Trio, Jeanne Moreau et Nina Simone pour ne citer qu'eux.
Mais c'est à Louis Aragon que nous laissons le mot de la fin avec l'évocation du Fou d'Elsa (1963) et plus précisément du poème Zadjal de l'avenir, dans lequel il mentionne que "L'avenir de l'homme est la femme": illustre maxime qui inspira à Jean Ferrat une de ses plus célèbres chansons. Plus loin, dans Chants du vingtième siècle, ces quelques vers qui font écho à une partition silencieuse aujourd'hui passée, comme tant d'autres, à la postérité...
Il n’y a pas d’amour heureux vous le savez
Cela se chante
A qui l’a dit on le reproche et veut prouver
Par notre exemple qu’il y eut dans la tourmente
Un paradis
Cela se chante
A qui l’a dit on le reproche et veut prouver
Par notre exemple qu’il y eut dans la tourmente
Un paradis
- Un grand merci à l'Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur Louis Aragon et Elsa Triolet (ERITA), aux Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, à la Société belge des amis d'Aragon, aux Amis de Georges, à Pierre Schuller (Auprès de son Arbre), ainsi qu'à Gérard-André et Christian Mela pour leur gentillesse, leurs recherches ainsi que tous les échanges
passionnants qui m'ont beaucoup aidé dans le cadre de la rédaction de cet
article ! -
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