19/09/1952: Georges Brassens, qui vint d'être engagé par Jacques Canetti, se produit pour la première fois officiellement aux Trois Baudets dans le spectacle Montmartre 81.98, en première partie d'Henri Salvador. Dans le public se trouve Giuseppe-Joseph Mustacchi, jeune musicien arrivé d'Alexandrie environ dix mois plus tôt, qui ne tardera pas à être fasciné par ce qu'il entend. Lors d'un entretien avec le journaliste Marc Legras, il évoquera la découverte qu'il a faite de ce "monsieur
moustachu, au physique bien éloigné de celui des chanteurs habituels, au
vocabulaire différent et aux idées exprimées avec une telle originalité
qu'elles en devenaient neuves" dont les chansons le convaincront que sa voie se trouve dans le spectacle.
Mustacchi va suivre les récitals de Brassens, notamment au Vieux Colombier (à partir du 29/12/1952) et à nouveau aux Trois Baudets le 15/06/1953. Trois jours plus tôt est paru le second et dernier roman de Georges : La tour des miracles, publié aux Éditions des Jeunes Auteurs Réunis (JAR) que dirige Jean-Pierre Rosnay. Ce dernier se trouve être le beau frère de... Joseph Mustacchi, lequel faisait partie, avec Guy Bedos, des jeunes qui vendaient les ouvrages des éditions des JAR en faisant du porte à porte. Les deux "Jo" feront connaissance via Jean-Pierre Rosnay et Henri Marque, journaliste au Populaire, le 18/06/1953 lors d'une séance de signature organisée pour l'évènement à la librairie du 1, rue Mirabeau - Paris 16e. [Brassens G. - Journal et autres carnets inédits - p. 317] Une photo, prise par L. Le Chevalier ce jour, a été publiée par Jean-Paul Sermonte dans son ouvrage Brassens au bois de son cœur (2001). On y voit Yanick Varech, future épouse de Mustacchi et maman de leur fille Pia, que notre sétois et Jean-Pierre Rosnay tiennent par les bras.
Ce dernier présente La tour des miracles dans une préface titrée Prétexte:
"Georges Brassens, Brassens Georges, me lisez-vous bien, est avec nous. Il va de soi que Brassens n'avait nul besoin d'une préface. C'est pourquoi celle-ci se présente sous la forme d'un prétexte (...). Les plus importants maisons d'édition, importantes par leur activité d'hier et par leur compte en banque d'aujourd'hui, avaient prié Brassens d'ajouter son nom à ceux de leurs cracks favoris. Brassens a refusé, et c'est à nous qu'il est venu. Grande est ma joie. Mais je ne vous retiendrai pas plus longtemps à l'orée de son "Monde miraclifique" où vous retrouverez Corne d'aurochs (...)." [Lamy J.-C., 2004. Brassens, le mécréant de Dieu - pp. 137-138]
Ladite préface, au ton emphatique, prête parfois à rire lorsque l'on sait que La tour des miracles - dont Brassens lui-même n'avait pas beaucoup de considération - n'a jamais vraiment marqué l'histoire de la littérature. Elle ne sera pas reprise lorsque Georges donnera son accord pour la réédition de son livre en 1968 chez Stock. En lieu et place, on trouvera une courte mais humoristique interview de l'auteur par lui-même, à travers laquelle ressort le sens d'autodérision de ce dernier. Mais revenons à Mustacchi. Au cours d'un bref dialogue, il fait entendre à Brassens les quelques chansons qu'il a à son actif sur le moment. "C'est de qualité." Telle sera la brève mais efficace appréciation de l'aîné qui, interpellé par la qualité des textes, encourage son jeune admirateur à poursuivre. [Moustaki G., 2002 - Un chat d'Alexandrie. Entretiens avec Marc Legras, Éditions de Fallois, Paris: 214 pp.]
Georges Moustaki: "La seule phrase qu’il m’adressa - "C’est de qualité" -, après avoir écouté mes premiers balbutiements d’auteur et de compositeur, a été pour moi la réponse de l’oracle à toutes mes questions et mes doutes sur la légitimité de ma vocation." [Moustaki G., 2012 - Petit abécédaire d'un amoureux de la chanson, l'Archipel, Paris: 155 pp.]
Dès le lendemain, c'est un Brassens encore débutant sur scène qui va aller, au culot, recommander le jeune Mustacchi à Jacques Canetti et Francis Claude (directeur du cabaret Milord l'Arsouille - Paris 1er). Convoqué par les deux directeurs artistiques et faisant ensuite connaissance avec d'autres personnalités du milieu, le futur auteur du Métèque est de prime abord un peu gêné par cette attention qu'il suscite si rapidement. Mais les auditions ne feront pas mouche tout de suite et les difficultés seront réelles. Malgré tout, certaines portes s’ouvriront (Jacques Doyen, rencontré au Milord l'Arsouille, interprètera un peu plus tard ses premières chansons: Gardez vos rêves, Paris qui va, Éden blues...) et il finira par prendre confiance puis entamer une tournée des cabarets parisiens. Il continue d'écrire et, devenu Moustaki pour la scène, il prend le prénom de Georges (dont "Jo" est interprété comme en étant le diminutif aux oreilles de son entourage) qui fait référence à son mentor sétois, lequel va continuer à lui prodiguer ses conseils. Lentement, une solide amitié va se nouer entre eux.
Georges Moustaki: "Il était à la fois l'ami, le maître et le modèle." [Moustaki G. et Meir S., 2000 - Fils du brouillard, Éditions de Fallois, Paris: 72 pp.]
Cette amitié, Moustaki saura la préserver par sa discrétion. Il continuera d'assister aux spectacles voyant Brassens passer en vedette, tout en ayant le privilège d'aller passer lui rendre de brèves visites dans sa loge. Mais il se tiendra volontairement en retrait de son entourage toujours plus conséquent. Les liens entre les deux "Jo" se perpétuent et vont être ponctués d'anecdotes significatives, comme ce 23/10/1958 (dans Je les ai tous vu débuter (2021), Doudou Morizot indique le 22), où Brassens effectue sa rentrée à l'Olympia (il y restera jusqu'au 17/11 inclus, laissant ensuite la place à Jacques Brel). Après le spectacle, la salle se vide pour laisser place à une cérémonie entre amis, laquelle verra Georges souffler ses 37 bougies sur un gâteau orné d'une guitare. À ses côtés se trouvent Dan Adams, Arletty, Marcel Carné, Dalida, Danielle Darrieux, Annie Girardot, André Luguet, Jean Marais (accompagné de Luchino Visconty, le metteur en scène du récent Nuits Blanches), Mick Micheyl, Monique Negler (Miss France 1958), Arlette Poirier, Jean Sablon, Théodore Valensi, Ray Ventura et Boris Vian. [Sermonte J.-P.. - Brassens au bois de son cœur - pp. 79-80] Édith Piaf est également de la fête. A priori distante vis-à-vis des artistes "Rive Gauche", cette dernière a été convaincue par Moustaki avec qui elle vit une histoire d'amour qui durera un an. Au courant de ce fait, Brassens demande son ami.
Ils auront l'occasion de se croiser à plusieurs reprises, en particulier à Crespières où le hasard les fera se retrouver à la fin des années 1960. Entre temps, Moustaki a participé, en tant qu'auteur, à l'élaboration du dossier Qui est Georges Brassens ?, publié par le magazine Chansons en janvier 1965. On y trouve également des articles de Roland Bacri, Luc Bérimont, Jacques Charpentreau, Cécil Saint-Laurent et Roger Maria. [Sermonte J.-P.. - Brassens au bois de son cœur - p. 117]
Le 29/05/1969, Moustaki participe avec Mick Micheyl à l'émission de Jean Nohain Mamans, les plus belles du monde, diffusée par l'ORTF. Il y interprète Maman, Papa (que Brassens avait enregistrée en duo avec Patachou le 23/12/1952), tandis que Mick Micheyl chante Ma maman.
L'année 1969 est aussi celle de la parution de la chanson Le Métèque, grand succès international pour Moustaki qui sera tête d’affiche à Bobino l'année suivante. Au verso de la pochette du 33T éponyme (Polydor 184 851), il a fait placer des photos de ses interprètes porte-bonheur: Édith Piaf, Serge Reggiani, Barbara (accompagnée d'une dédicace). Également, un texte de Brassens daté de mai 1954:
Il est intéressant de préciser que cet écrit devait à l'origine servir de préface pour un recueil de chansons de Moustaki qui n'a, finalement, jamais été édité. L'intéressé s'en servira pour la première fois en 1958, dans l'illustration du verso de la pochette du EP Edith Piaf chante Jo Moustaki (Columbia ESRF 1197). Jean-Paul Liégeois l'a intégré dans les Œuvres Complètes de Georges Brassens, Éditions Le Cherche-Midi (2007). L'ouvrage de Georges Moustaki Éphémère éternité - chansons choisies, paru en 2013 chez le même éditeur, en bénéficiera également.
L'art de la poésie, que Brassens évoque dans sa préface, est un point de comparaison important entre son œuvre et celle de Moustaki. Notons que ce dernier a toujours expliqué avoir gagné en rigueur d'écriture grâce à son aîné. En témoignent ses propos exprimés en interview à Louis-Jean Calvet pour le N°4 du magazine Qui Vive International (Le Magazine de la Langue Française), paru en septembre 1986:
Georges Moustaki: "Je suis extrêmement difficile sur ce que j'écris. Je refuse les fautes, non seulement de français, bien sûr, mais aussi de métrique. Je me refuse, par exemple, les facilités de l'élision; je n'aime pas ces points faibles, même si j'en laisse passer, bien sûr. Je voudrais aussi que la rime soit riche, toujours. Bien sûr, c'est un aspect un peu traditionaliste. Mais, tu sais, ce qui compte le plus pour moi, puisque nous sommes censés parler de mon rapport à la langue, c'est le modèle Brassens."
Par ailleurs, il décrit ainsi l’œuvre de celui qui l'a encouragé, aidé à ses débuts, et envers lequel il se sent redevable:
Georges Moustaki: "Brassens, c'était la rigueur, les belles rimes, et c'est important que les rimes structurent les choses." [Calvet L.-J. - Georges Moustaki - Une vie - p. 94]
Dans le N°115 de la revue Les Amis de Georges (mai-juin 2010), Didier Agid développe un sujet comparatif au fil d'un dossier consacré à l'auteur du Temps de vivre. Analysant les textes des deux "Jo", il met ainsi en évidence l'utilisation de rimes riches et de vers biocatz, dont les rimes internes et finales permettent un découpage métrique double. Ce procédé, utilisé par les troubadours, a été repris de temps à autre par des poètes contemporains, comme Louis Aragon. En outre, certains textes ne comportent aucune rime. Ainsi en est-il de Marinette (Brassens) et du Temps de vivre (Moustaki).
Georges Moustaki: "Je suis extrêmement difficile sur ce que j'écris. Je refuse les fautes, non seulement de français, bien sûr, mais aussi de métrique. Je me refuse, par exemple, les facilités de l'élision; je n'aime pas ces points faibles, même si j'en laisse passer, bien sûr. Je voudrais aussi que la rime soit riche, toujours. Bien sûr, c'est un aspect un peu traditionaliste. Mais, tu sais, ce qui compte le plus pour moi, puisque nous sommes censés parler de mon rapport à la langue, c'est le modèle Brassens."
Par ailleurs, il décrit ainsi l’œuvre de celui qui l'a encouragé, aidé à ses débuts, et envers lequel il se sent redevable:
Georges Moustaki: "Brassens, c'était la rigueur, les belles rimes, et c'est important que les rimes structurent les choses." [Calvet L.-J. - Georges Moustaki - Une vie - p. 94]
Dans le N°115 de la revue Les Amis de Georges (mai-juin 2010), Didier Agid développe un sujet comparatif au fil d'un dossier consacré à l'auteur du Temps de vivre. Analysant les textes des deux "Jo", il met ainsi en évidence l'utilisation de rimes riches et de vers biocatz, dont les rimes internes et finales permettent un découpage métrique double. Ce procédé, utilisé par les troubadours, a été repris de temps à autre par des poètes contemporains, comme Louis Aragon. En outre, certains textes ne comportent aucune rime. Ainsi en est-il de Marinette (Brassens) et du Temps de vivre (Moustaki).
Didier Agid évoque aussi quelques parallèles pouvant être faits sur le fond, entre les écrits des deux"Jo". Ainsi en est-il par exemple de l'anarchie, la contestation d'instinct: Sans la nommer et Le droit à la paresse (Moustaki) peuvent être prudemment rapprochées de Pauvre Martin et La mauvaise réputation (Brassens). Cette dernière, tout comme Le pluriel, montre un Brassens marginal afin de garder la distance indispensable à ce que son œil reste critique. Ce concept se retrouve également dans Le Métèque de Moustaki.
Sur le plan musical, les deux auteurs-compositeurs ne se rejoignent pas, bien que Maxime Le Forestier note tout de même un point commun: la richesse de leurs mélodies. Avec toutefois plus de couleurs dans l'orchestration chez Moustaki. La célèbre chanson écrite par celui-ci en hommage au poète sétois, Les amis de Georges, est un rapprochement certain. En témoignent les harmonies ainsi que la coda constituée des premiers accords des Copains d'abord. Un clin d’œil du jeune "Jo" à son aîné !
Les amis de Georges paraissent sur l'album Moustaki (Polydor 2401 118) en 1974, avant de faire l'objet d'un 45T (Polydor 2056 384) quelques mois plus tard:
Sur le plan musical, les deux auteurs-compositeurs ne se rejoignent pas, bien que Maxime Le Forestier note tout de même un point commun: la richesse de leurs mélodies. Avec toutefois plus de couleurs dans l'orchestration chez Moustaki. La célèbre chanson écrite par celui-ci en hommage au poète sétois, Les amis de Georges, est un rapprochement certain. En témoignent les harmonies ainsi que la coda constituée des premiers accords des Copains d'abord. Un clin d’œil du jeune "Jo" à son aîné !
Les amis de Georges paraissent sur l'album Moustaki (Polydor 2401 118) en 1974, avant de faire l'objet d'un 45T (Polydor 2056 384) quelques mois plus tard:
Face A: Les amis de Georges
Face B: Je suis une guitare
Lors de l'émission d'Antenne 2 Carte Blanche du 19/12/1979, Brassens interprète Le Roi, accompagné par
Pierre Nicolas à la contrebasse et de chœurs formés par Marcel Amont, François Béranger, Cavanna et Maxime Le
Forestier et Georges Moustaki qui en fait également partie.
Poignante dédicace, la chanson Un jour tu es parti (1981), dont Jean-Paul Sermonte a publié le manuscrit dans Brassens au bois de son cœur, a été écrite après la disparition de Georges, l'aîné. Moustaki la publiera sur l'album Jou Jou (Blue Silver 8236) en 1986. Maxime Le Forestier participera aux sessions d'enregistrement et apportera sa contribution aux arrangements divers.
La poésie et l'anarchie sont entre autres évoquées dans cette chanson. Le troisième couplet fait allusion à La mauvaise réputation mais aussi à l'Académie française, dont Brassens avait reçu le Grand Prix de Poésie le 08/06/1967, mais avait en revanche refusé d'en franchir les portes. Comme dans Les amis de Georges, Moustaki exprime l'admiration qu'il a pour celui qui fut son parrain artistique et ami. Il le citera, ainsi que d'autres grands artistes, dans Le temps de nos guitares (2008).
Georges Moustaki: "Même si je le voyais peu, il était présent dans mes pensées lorsque j’évoquais un ami et un modèle. Il l’est toujours." [Moustaki G., 2012 - Petit abécédaire d'un amoureux de la chanson, l'Archipel, Paris: 155 pp.]
Ils ont fait ton éloge et célébré tes vers
Ils ont failli te faire porter l'habit vert
Et à titre posthume ils sont encore capables
De faire de toi un poète respectable
Toi qui ne respectais pas grand chose avoue-le
Et suivais simplement une autre route qu'eux.
Ils ont failli te faire porter l'habit vert
Et à titre posthume ils sont encore capables
De faire de toi un poète respectable
Toi qui ne respectais pas grand chose avoue-le
Et suivais simplement une autre route qu'eux.
La poésie et l'anarchie sont entre autres évoquées dans cette chanson. Le troisième couplet fait allusion à La mauvaise réputation mais aussi à l'Académie française, dont Brassens avait reçu le Grand Prix de Poésie le 08/06/1967, mais avait en revanche refusé d'en franchir les portes. Comme dans Les amis de Georges, Moustaki exprime l'admiration qu'il a pour celui qui fut son parrain artistique et ami. Il le citera, ainsi que d'autres grands artistes, dans Le temps de nos guitares (2008).
Georges Moustaki: "Même si je le voyais peu, il était présent dans mes pensées lorsque j’évoquais un ami et un modèle. Il l’est toujours." [Moustaki G., 2012 - Petit abécédaire d'un amoureux de la chanson, l'Archipel, Paris: 155 pp.]
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