- Ce pourrait être une métonymie qui remplace la personne par le cœur, l'usage de la troisième personne du singulier permettant de prendre de la distance ;
- Ralf Tauchmann, de son côté, y voit une tautologie évoquant un cœur ressuscité, désabusé, prêt à pardonner. Par le bout du cœur, le narrateur a été mené [par la fille avec laquelle il a eu une liaison], mais c'est de tout son cœur qu'il lui pardonne de l'avoir embrasé avec une force telle qu'il est paralysé, surenchérit Alain Poulanges qui énonce ensuite que lorsque l'amour se confond avec la fusion, il ne peut être qu'unique et sacré [Poulanges A., Tillieu A., 2002. Manuscrits de Brassens. Tome 3: Transcriptions et commentaires - p. 299] ;
- Joel Favreau apporte lui aussi sa contribution: serait-il fait allusion à une maladie vénérienne ? A travers la répétition du mot cœur apparaît alors une litote désignant un organe plus fonctionnel, mis hors d'usage par l'intermédiaire de la jeune fille. La peste du quatrième couplet prend de ce fait un second sens, plus médical. Cette syllespse employée ici fait le lien avec les herbes de la Saint-Jean subtilement mises en avant dans le vers précédent.
Autre point important: le refrain. Initialement, Brassens écrivit la locution suivante:
C'était la sœur de lait de mon bonheur
Ell' me menait par le bout du cœur
Dans un premier temps, seul le second vers fut conservé, avec toutefois une petite nuance, puisque, lors de l'émission Télé-Vichy (ORTF, 11/08/1954) présentée par Jacques Chabannes et à laquelle Jacques Grello participa, Georges - encore fort peu à l'aise sur un plateau de télévision - chanta Elle m'a mené par le bout du cœur. Cette phrase est bissée après chaque strophe de la chanson annoncée comme nouvelle. Par le bout du cœur, c'est son titre, fut interprétée ainsi pour cette seule et unique occasion.
Sur le site de l'association L'Amandier, Philippe Borie nous décrit la mélodie évoquant plus ou moins les complaintes médiévales. Elle est totalement différente de celle qui popularisa définitivement la chanson par la suite: plus vive, plus alerte, portant en elle la naïveté qui exprime la pudeur et la simplicité du cœur. [Jacobs R., Lanfranchi J., 2011. Brassens, les trompettes de la renommée - 204 pp.] En plus de l'évolution de la mise en musique, le refrain se vit également retravaillé, comme le montre l'un des brouillons publiés dans le coffret des Manuscrits de Brassens. Alors prit forme le quatrain immensément connu de nos jours:
Un' joli' fleur dans une peau d' vache,
Un' joli' vach' déguisée en fleur,
Qui fait la belle et qui vous attache,
Puis qui vous mèn' par le bout du cœur...
Ces mots mettent en scène une femme faisant tomber un homme sous son emprise en usant de son charme. Dans ses commentaires, Alain Poulanges insiste sur le quatrième vers - Puis qui vous mèn' par le bout du cœur - qui traduit l'idée que Brassens ne peut concevoir d'être asservi par la volonté d'une autre. [Poulanges A., Tillieu A., 2002. Manuscrits de Brassens. Tome 3: Transcriptions et commentaires - p. 299] En plus de rendre compte d'une certaine sévérité envers la personne qui l'a blessé, il émet donc une critique de la faiblesse des hommes qui laissent une seule et unique femme "prendre le pouvoir" sur eux.
L'enregistrement de Une jolie fleur eut lieu dans la soirée (de 17H à 21H) du 28/10/1954 à l'Apollo, le dépôt à la Sacem datant de la même année. Pierre Nicolas (contrebasse) et Antoine Schessa (seconde guitare) jouèrent sur les deux prises qui furent mises en boîte par Jean Bonzon et Pierre Fatosme. Dans Brassens (1991), André Sallée indique que le choix se porta sur la deuxième avec montage d'une reprise d'extrême fin. La chanson fut publiée pour la première fois sur le 78T Polydor 560.496 (dépôt légal à la Bibliothèque nationale effectué au début de l'année 1955), avec La première fille en face B. Elle prit place ensuite sur le 33T 25 cm Georges Brassens sa guitare et les rythmes - N°3 - Polydor 530.033 (dépôt légal effectué durant les premiers mois de 1955). Jamais son succès ne se démentit, bien que sur le fond, elle fut en partie perçue par les féministes comme une preuve de misogynie de la part de Brassens.
Ell' n'avait pas de tête, ell' n'avait pas
L'esprit beaucoup plus grand qu'un dé à coudre,
Mais pour l'amour on ne demande pas
Aux filles d'avoir inventé la poudre...
Le troisième couplet, cité ci-dessus, suscita des commentaires en ce sens. Pierre Onténiente, interviewé pour le dossier "Spécial Brassens" du mensuel Paroles et Musique N°41 (1984), expliqua que, selon lui, ces vers trouvèrent leur origine dans une boutade, une rigolade au cours d'un repas entre copains. Si l'on replace la signification de ce quatrain dans le contexte de l'histoire que raconte le poème, il est tout à fait plausible de penser qu'il peut être expliqué par le fait que la protagoniste, qui, n'a pas compris les sentiments du narrateur pour elle, ne se rend pas compte du mal qu'elle fait. [Poulanges A., Tillieu A., 2002. Manuscrits de Brassens. Tome 3: Transcriptions et commentaires - p. 299]
A Jacques Vassal, qui lui suggère que ce même couplet pourrait aussi s'analyser comme une critique de l'attitude masculine consistant à faire passer le désir sexuel avant toute autre considération, Lionel Champroux relate: "C'est tout à fait normal: "Au printemps Cupidon fait flèche de tout bois...", comme il dit dans Les amours d'antan, "car le cœur à vingt ans se pose où l’œil se pose". C'est plutôt un constat qu'une critique." [Vassal J., 2011. - Brassens, homme libre - p. 298] Il convient donc ici de bien faire la part des choses, car de misogynie en Georges il n'y eut point: en atteste la célébration ô combien importante de la femme au fil de son œuvre. Citer André Tillieu à ce moment précis est très approprié dans la mesure où, dans Brassens, d'affectueuses révérences (2000), il note que si dans certaines chansons du sétois moustachu, la femme ouvertement infidèle est égratignée, l'homme y est, pour sa part, rarement épargné. Les deux sexes sont donc mis sur un pied d'égalité. Comme l'écrit Jean-Paul Sermonte dans l'éditorial du N°98 de la revue Les Amis de Georges (juillet-août 2007): bien des femmes vous le diront, la peau de vache n'est pas spécifiquement féminine ! Pour conclure à propos de certains mots et expressions utilisés (que René Fallet qualifie de virulents, vengeurs, insolents), Salvador Juan suppute au fil de son analyse que l'auteur-compositeur de La mauvaise réputation "capte et synthétise l'esprit du temps et ses chansons sont le reflet de la société au moins autant, sur d'autres plans que celui des femmes, que le support d'expression de ses propres opinions." [Juan S., 2017. Sociologie d'un génie de la poésie chantée: Brassens - pp. 62-63]
Pour conclure, voici une séquence tirée de l'émission de François Chatel Georges Brassens chez lui à Paris, enregistrée le 31/05/1978 pour être diffusé sur Antenne 2 le 17 juillet de la même année (puis rediffusé le 01/01/1985). Georges y interprète treize chansons dont Une jolie fleur (que l'on retrouve avec Je me suis fait tout petit sur le DVD Georges Brassens: 15 chansons mythiques, paru en 1996 chez Universal), avec quelques nuances à redécouvrir !
*Parmi celles-ci, Nadine Tallier. Brassens et elle se rencontrèrent à l'Olympia en 1954 (le sétois s'y est produit deux fois cette année-là: du 23/02 - dans Je les ai tous vu débuter (2021), Doudou Morizot indique le 19 - au 04/03 et du 23/09 au 12/10) où elle fut engagée par Bruno Coquatrix comme présentatrice de spectacles. Dans son livre La baronne rentre à cinq heures (1984), celle qui devint Nadine de Rothschild en 1963 relate qu'elle fut l'inspiratrice de Une jolie fleur, sans que jamais Georges ne le lui eut dit. Un ami lui confia la chose. Mais,
la chanson telle que nous la connaissons n'ayant été enregistrée que le 28/10/1954 et
interprétée pour la première fois dans la salle du boulevard des Capucines en 1955 (Georges y donna une
série de récitals du 06 au 27/10), il est permis de
nourrir de sérieux doutes sur cette version des faits. Dans Les hommes de ma vie (2007), Nadine de Rothschild dit cette fois une histoire bien différente: Brassens, parce que la dame eut décliné successivement toutes ses invitations à dîner, pensa peut-être - la prudence est de mise - Une jolie fleur en adéquation avec elle et la lui chanta un soir
d'octobre 1955 avant d'entrer en scène à l'Olympia: "Écoute cette chanson, elle est pour toi."
Parfait ! Comme toujours !!!
RépondreSupprimerMerci pour ces anecdotes !
RépondreSupprimerPour info : petit nouveau dans le paysage "Brassensien"
https://brasdsens-brasdsous.blogspot.com/
Bonjour et merci de votre message. Bonne chance à vous pour la suite de vos activités !
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