A propos de ce blog

C'est durant ma petite enfance que j'ai découvert l’œuvre de Georges Brassens, grâce à mon père qui l’écoute souvent durant les longs trajets en voiture. Sur la route des vacances estivales, j'ai entendu pour la première fois Le Petit Cheval alors que je n'avais que 4 ans. C'était en août 1981. Au fil des années, le petit garçon que j'étais alors a découvert bien d'autres chansons. Dès l'adolescence, Georges Brassens était ancré dans mes racines musicales, au même titre que Jacques Brel, Léo Ferré, Barbara et les autres grands auteurs-compositeurs de la même génération. M’intéressant plus particulièrement à l’univers du poète sétois, je me suis alors mis à réunir ses albums originaux ainsi que divers ouvrages et autres documents, avant de démarrer une collection de disques vinyles à la fin des années 1990. Brassens en fait bien entendu partie. Cet engouement s’est accru au fil du temps et d’évènements tels que le Festival de Saint-Cyr-sur-Morin (31/03/2007) avec l’association Auprès de son Arbre. À l’occasion de la commémoration de l’année Brassens (2011), j’ai souhaité créer ce blog, afin de vous faire partager ma passion. Bonne visite... par les routes de printemps !

J'ai rendez-vous avec vous

"Chaque fois que je chante une chanson, je me fais la belle." Georges Brassens

dimanche 28 juillet 2024

On venait leur dire en passant, un petit bonjour innocent...

Et pourquoi nous haïr, et mettre entre les races
Ces bornes ou ces eaux qu’abhorre l’œil de Dieu ?
De frontières au ciel voyons-nous quelques traces ?
Sa voûte a-t-elle un mur, une borne, un milieu ?
Nations, mot pompeux pour dire barbarie,
L’amour s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
La fraternité n’en a pas !


Ces vers d’Alphonse de Lamartine ne laissèrent sans doute pas Georges Brassens indifférent, lui qui mit en musique le très beau poème Pensée des morts, paru dans le recueil Harmonies poétiques et religieuses (1830). Ici, il s’agit d’un extrait de La Marseillaise de la Paix, publiée par Lamartine dans la Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 26, 1841, en réponse au Chant du Rhin (Rheinlied) que le poète allemand Nikolaus Becker inséra dans le recueil Das Nationallied „Sie sollen ihn nicht haben, den freien deutschen Rhein“. Mit 8 Melodien nach den beliebtesten Volksweisen bearbeitet (1840). Si Jean-Paul Sermonte cite les premiers alexandrins de Lamartine dans son éditorial du N°100 de la revue Les Amis de Georges (novembre-décembre 2007), c’est pour les mettre judicieusement en lien avec une chanson peu mise en avant, bien que figurant parmi les plus notables de l’œuvre de Brassens: La visite.

Une histoire banale de main tendue puis de dérobade unanime de la part des indigènes, comme l’explique avec une marque d’impuissance et de regret André Sallée dans Brassens (1991). Au fil de ce texte de sa conception, le sétois moustachu traite de la thématique de l’amitié – centrale dans son œuvre – en l’élargissant au problème de l’intolérance, de la xénophobie. Sujet qui reste d’actualité, ô combien, et qui nous interpelle à présent. Car, comme l’analyse Jacques Vassal dans Brassens, homme libre (2011), il y a, dans ce plaidoyer pour un accueil plus digne des étrangers, toute l'humanité du sétois moustachu. Un fois de plus, ce dernier s’intéresse prioritairement à ceux que la société rejette, pour reprendre les mots de Léo Ferré dans Ni Dieu ni maître. En outre, soulignons qu’il y a dans cette œuvre le souvenir de ses années passées à militer avec les anarchistes.

La visite est en quelque sorte l’envers de la Chanson pour l’Auvergnat. Elle s’inscrit dans la continuité de La Ballade des gens qui sont nés quelque part. Le particularisme engendrant repliement sur soi, la négation de toute générosité, sont, avec la méfiance, l’hostilité, les volets et portes fermées, les dominantes de cette chanson d’un désenchantement poignant. À la lecture de ces mots qu’écrit André Tillieu dans les Manuscrits de Brassens (2002), on pense également à La rose, bouteille et la poignée de mains, mais dont le protagoniste malheureux est seul. Tandis que dans La visite, c’est ensemble que l’on est rejeté. Pour la première fois dans l’œuvre de Brassens, la démarche du poète solitaire est devenue communautaire.

On n’était pas des barbe-Bleue,
Ni des pelés, ni des galeux,
Porteurs de parasites.

C’est le problème de la peur de l’inconnu, la peur du fait de l’ignorance, qui est soulevé ici. Les deux premières moutures de La visite dont nous disposons aujourd’hui nous permettent de remonter au point de départ de son élaboration. En effet, la seconde est datée du 15/08/1964. [Liégeois J.-P., 2007. Georges Brassens - Œuvres complètes, Le Cherche-Midi, coll. Voix publiques, p. 1405-1407] Une époque notable de l’histoire démographique française.

Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux espagnols et portugais vinrent dans notre pays pour des raisons politiques et économiques. À partir du début des années 1960 et durant toute cette décennie, la France connut une situation proche du plein emploi (la main d’œuvre vint même à manquer) et accueillit des immigrés venant du Maghreb puis d'Afrique subsaharienne, plus récemment de Turquie et d'Asie. Cependant, la générosité des mouvement culturels n’atteint pas tous les segments de la population, ainsi que le souligne Salvador Juan dans Sociologie d'un génie de la poésie chantée: Brassens (2017). Cet immense afflux (plus de cent mille nouveaux arrivants par an) s’accompagne aussi d’une xénophobie explicite ou latente, bien qu’étant mieux accepté pour la population d’origine européenne. Georges Brassens, d’origine italienne par sa mère, ne resta pas insensible au phénomène.

On n’était pas des spadassins,
On venait du pays voisin,
On venait en visite.

On notera le second vers, contenant le mot "pays" ici renvoyant sans doute à la notion de "village" ou de "région", mais dont le sens peut être étendu : il n’est pas question de lieu précis.*1 Cette remarque de Dominique Chailley sur le site Analyse Brassens est loin d’être inintéressante et rejoint les commentaires d’Anne Alvaro choisissant très précisément La visite pour évoquer Georges Brassens et son œuvre qui l'accompagnent depuis sa prime enfance, au micro de Frédéric Pommier dans sa petite capsule sonore C'est une chanson, sur France Inter, le 16/03/2021. L’interprète de Clara Devaux dans le film d’Agnès Jaoui Le Goût des autres (2000), prestation qui lui valut le César de la meilleure actrice dans un second rôle, revient sur toutes les notions abordées jusqu’ici et argumente en citant un passage duquel ressort l’idée de l’amitié entre les peuples et qui la touche particulièrement.

On venait leur dire en passant,
Un petit bonjour innocent,
On venait en visite.

On venait pour se présenter,
On venait pour les fréquenter,
Pour qu’ils nous plébiscitent,
Dans l’espérance d’être admis
Et naturalisés amis,
On venait en visite.

De la propagande de contrebande, comme le disait si bien Georges. Mais laissons Alain Poulanges nous la décrypter: "À partir d’un répertoire d’idées toutes plus ressassées les unes que les autres, Brassens réussit le pilonnage de la bêtise et de la médiocrité. Il est dans la peau de l’autre, de l’étranger. Grâce à cette accumulation de racismes quotidiens, il finit par nous démontrer que quelle que soit l’origine de la peau, elle protège toujours la même chose. Sans y toucher, il oblige l’auditeur à choisir son camp. Cette chanson, catalogue flirtant avec la litanie, aurait pu s’appeler La visitation. Cette chanson ne serait pas étrangère chantée dans une église ou lors d’un meeting politique (de gauche)." [Poulanges A., Tillieu A., 2002. Manuscrits de Brassens. Tome 3: Transcriptions et commentaires - p. 286]

En complément des explications de l’écrivain spécialiste de chanson française et notamment concepteur et animateur de l’émission quotidienne En avant la zizique sur France Inter dans les années 90, il est intéressant de noter la gradation métaphorique perceptible au sein de chaque strophe mais aussi au fil du texte: Brassens utilise des images de plus en plus fortes à mesure qu’il avance dans sa narration. Un choix de construction qu’il fit visiblement dès le départ puisque cela se retrouve dès les premières moutures du poème datant des années 1960 et mentionnées plus haut.

Du point de vue de la métrique, le choix de l’octosyllabe – idéal pour exprimer des sentiments – fut fait pour l’écriture de huit quatrains de rimes plates, devenus par la suite sept sizains en rimes tripartites. À noter que le troisième et le dernier vers de chaque sizain sont des hexasyllabes, permettant de marquer le rythme tout en mettant en avant une idée directrice. À ce sujet, l’examen des différents brouillons montre que l’essentiel des éléments développés dans le texte était présent dès les premières ébauches. De plus, Brassens a procédé à des modifications visant à accentuer l’effet de progression voire renforcer certaines images, les rendre plus émouvantes. Un brouillon daté, semble-t-il, du 03/09/1971, nous le fait observer. [Poulanges A., Tillieu A., 2002. Manuscrits de Brassens. Tome 1: Chansons - p. 119] Commençons par le  troisième sizain:

On braquait pas des revolvers,
On arrivait les bras ouverts,
Et d’un pas qui hésite.
On poussait pas des cris d’Indiens,
On avançait avec maintien
On venait en visite.

Dans la version définitive, les vers 1 et 2 et les vers 4 et 5 ont été inversés.

Deux petites altérations concernent le quatrième sizain : le vers Mais ils ont tiré les verrous devient Mais ils ont poussé les verrous, tandis que Repoussé la visite devient Refusé la visite. Quant à la cinquième strophe, elle a subi un remaniement plus profond, les trois premiers vers ayant entièrement été réécrits:

On n’était pas des aigrefins,
Des loups que fait sortir la faim,
Des gens que l’on excite.
On venait leur dire en passant,
Un petit bonjour innocent,
On venait en visite.

Est devenu

On venait pas les sermonner,
Tenter de les endoctriner,
Pas leur prendre leur site.
On venait leur dire en passant,
Un petit bonjour innocent,
On venait en visite.

Reste la sixième strophe, dans laquelle le vers Pour qu’on plébiscite est devenu Pour qu’ils nous plébiscitent, tandis que l’hexasyllabe qui conclut le dernier sizain et par conséquent le poème, a évolué tant sur la forme que sur le fond: Mis fin à la visite a en effet laissé place à Suspendu la visite. Le sétois moustachu signifie par ce verbe fort qu’un espoir subsiste dans cette histoire attristante: cette visite n'est pas la dernière. Il faut attendre que les temps changent et que l’ignorance laisse sa place à la connaissance, que la confiance déverrouille les cœurs et que les "pauvres poignées de mains ne gisent plus dans les fossés". Une autre direction morale pour notre société est ici suggérée par Georges Brassens tout comme le fait progressivement Charles Aznavour dans sa chanson Les émigrants, cosignée avec Jacques Plante en 1986 et interprétée sur la scène du Palais des Congrès de Paris du 29/09/ au 08/11/1987.

Mais revenons à La visite, que Georges Brassens enregistra à la demande de la firme Philips le 08/07/1976 avec Pierre Nicolas et Joel Favreau à son domicile, rue Santos-Dumont, sur une bande de travail. [Lonjon B., 2011. Brassens l’enchanteur - p. 439] La séance, pour laquelle Jean Bonzon se déplaça avec son matériel technique, vit aussi la prise de Altesse, titre donné par Brassens à huit vers de Victor Hugo extraits d’un fragment dramatique conçu autour du personnage de Maglia.

Il fallut attendre la parution de l'intégrale "J'ai rendez-vous avec vous" (Philips/Phonogram 836 309-2/PG 947) le 17/04/1989 pour que cette première version de La visite soit portée à la connaissance du public (Altesse fut révélée avec les inédits de l’intégrale La mauvaise réputation (Philips 586343-2 / Mercury 586343-2) en 2001). En effet, la chanson n’intégra pas l’album Georges Brassens – Nouvelles Chansons (Philips 9101 092), où elle aurait pu avoir sa place. André Tillieu nous en dit plus dans son ouvrage Brassens auprès de son arbre (1983).

André Tillieu: "Pour ma part je regretterai toujours l’absence sur cet ultime microsillon d’une chanson qui s’appelle La Visite (…) Elle attendait (à ma connaissance) de rencontrer une musique depuis tantôt cinq ans. Il y en avait une qui convenait admirablement à sa structure métrique, mais Brassens la trouvait trop enlevée, trop "fanfaronne" pour un texte aussi frileux."

Chacun pourra se faire un avis sur la question, mais on remarquera les intonations de la voix de Georges Brassens: plutôt enjouée sur les trois premiers vers, pour évoluer vers un ton plus grave comme pour marquer un sentiment de déception vis-à-vis des travers de la nature humaine qu’il observe et dont il se désole dans sa chanson. Par ailleurs, la coda est également intéressante: brève, comme dans la plupart des chansons de Brassens, elle consiste en deux notes instrumentales jouées sur un tempo légèrement ralenti juste après le vers Suspendu la visite, lui-même dit avec une voix un petit peu étouffée. À tous ces éléments relevés par Antoine J. sur le site Analyse Brassens s’ajoute le fait que la mélodie se termine sur un accord mineur, ce qui, encore une fois, fait ressortir l'idée d'une attente, d'une prochaine visite.

Quoi qu’il en soit, cette musique fut quelque peu retravaillée pour être ajustée au Boulevard du temps qui passe, enregistré le 04/11/1976 (deux prises, dont une première refusée) avec Lèche-cocu au Studio des Dames avec Jean Bonzon assisté de Jean-Louis Labro pour la partie technique. André Tavernier assura la supervision artistique.

Quant à La Visite, elle sera déposée en 1982 et enregistrée par Jean Bertola la même année au Studio des Dames, avec Paul Houdebine et Marc Repingon, pour le double 33T Georges Brassens : les dernières chansons inédites par Jean Bertola (Philips 66622040). Celui qui fut le secrétaire artistique du sétois moustachu choisit à cette occasion une autre musique que ce dernier avait composée sur les mêmes paroles. Le tempo y est plus lent et Bertola termine son interprétation en bissant le dernier vers. Il explique ses choix tout en exprimant son ressenti sur la chanson au cours d’un entretien avec Jean-Paul Sermonte en 1989.

Jean Bertola: "C’est ma chanson préférée. D’abord c’est une chanson qui traite d’un problème qui intéresse un tas de gens, dans un sens ou dans d’autres, c’est quand même la communication entre les hommes. Ce sont les barrières qui sont élevées et qui vraiment sont insurmontables, la plupart du temps. C’est une chanson anti-raciste. Le texte était entièrement bouclé et il existait deux musiques possibles. Deux musiques qui collaient sur ces paroles. Alors, j’ai fait quelque chose de pas bien, j’ai pris une décision, c’est-à-dire que j’ai pris cette musique-là, la pensant plus profonde, plus lancinante que l’autre qui était nettement plus légère. Cette chanson me plaît énormément. Je la réécouterai avec plaisir alors que je ne réécoute jamais ce que je fais." [in Les Amis de Georges N°100 (novembre-décembre 2007)]

Par ailleurs, il est intéressant de retenir la très belle interprétation de Valérie Ambroise, publiée sur son premier album hommage à celui que Pierre Nicolas surnommait "Le vieux" Valérie Ambroise chante Georges Brassens avec... Pierre Nicolas (n° 21-38) en 1987. L’autrice-compositrice de L'enfant qui court la nuit considéra toujours comme un chef-d’œuvre cette visite que Brassens nous rend en quelque sorte. Lui qui, dans certaines circonstances, fit partie de ceux que l’on rejette et qui l’exprima artistiquement dès ses débuts avec La mauvaise réputation. Au fil de son œuvre, passée aujourd’hui à la postérité, il nous invite à entrer progressivement dans ses chansons, les comprendre avec toujours plus de profondeur, pour évoluer vers plus d’humanité.

Laissons à présent le mot de la fin à Maxime Le Forestier qui, à son tour, rendit visite à Brassens à sa manière. Un brillant exercice de style utilisant la métrique de la Supplique pour être enterré sur la plage de Sète pour décrire une visite à L’Île singulière, et une charmante rencontre sur la tombe de son auteur. Parue en 1988 sur l’album Né quelque part (Polydor 837 354-1), La visite de Maxime Le Forestier illustre la chronique de Bertrand Dicale pour l’émission Ces chansons qui font l'actu, diffusée sur France Info le 07/08/2021, avec la participation de Joel Favreau.


*1Dans l’éditorial du N°100 de la revue Les Amis de Georges (novembre-décembre 2007), Jean-Paul Sermonte illustre ce propos en attirant l’attention sur l’applicabilité à presque tous les peuples de notre planète d’une célèbre citation de Pierre Daninos issue du célèbre ouvrage de l’écrivain et humoriste Pierre Daninos Les Carnets du major W. Marmaduke Thompson (1954):

Les Français peuvent être considérés comme les gens les plus hospitaliers du monde, pourvu que l'on ne veuille pas entrer chez eux.
Beaucoup d'étrangers, venus quelque temps en France, rêvent de vivre dans une famille française. Après maints essais infructueux, j'ai constaté que le meilleur moyen d'y arriver - à moins de s'engager comme nurse au pair, ce qui, on l'avouera comporte quelques aléas pour un major britannique, même en kilt - est de s'établir sur place, trouver une Française qui veuille bien de vous et fonder sa famille soi-même. C'est ce que j'ai fait.

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