A propos de ce blog

C'est durant ma petite enfance que j'ai découvert l’œuvre de Georges Brassens, grâce à mon père qui l’écoute souvent durant les longs trajets en voiture. Sur la route des vacances estivales, j'ai entendu pour la première fois Le Petit Cheval alors que je n'avais que 4 ans. C'était en août 1981. Au fil des années, le petit garçon que j'étais alors a découvert bien d'autres chansons. Dès l'adolescence, Georges Brassens était ancré dans mes racines musicales, au même titre que Jacques Brel, Léo Ferré, Barbara et les autres grands auteurs-compositeurs de la même génération. M’intéressant plus particulièrement à l’univers du poète sétois, je me suis alors mis à réunir ses albums originaux ainsi que divers ouvrages et autres documents, avant de démarrer une collection de disques vinyles à la fin des années 1990. Brassens en fait bien entendu partie. Cet engouement s’est accru au fil du temps et d’évènements tels que le Festival de Saint-Cyr-sur-Morin (31/03/2007) avec l’association Auprès de son Arbre. À l’occasion de la commémoration de l’année Brassens (2011), j’ai souhaité créer ce blog, afin de vous faire partager ma passion. Bonne visite... par les routes de printemps !

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"Chaque fois que je chante une chanson, je me fais la belle." Georges Brassens

dimanche 29 mars 2020

Les voleurs comme il faut, c’est rare de ce temps…

"Un voleur est un homme rare; la nature l’a conçu en enfant gâté; elle a rassemblé sur lui toutes sortes de perfections: un sang-froid imperturbable, une audace à toute épreuve, l’art de saisir l’occasion, si rapide et si lente, la prestesse, le courage, une bonne constitution, des yeux perçants, des mains agiles, une physionomie heureuse et mobile. (…) Les voleurs ont existé de tout temps, ils existeront toujours. Ils sont un produit nécessaire d’une société constituée. (…)"

Ces lignes, citées par André Sallée dans Brassens (1991), sont extraites du Code des gens honnêtes ou L’art de ne pas être dupe des fripons, œuvre de jeunesse d’Honoré de Balzac écrite en 1825, à une époque où le futur auteur de La Comédie Humaine avait du mal à nouer avec le succès. Georges Brassens eut peut-être lu cet ouvrage au ton cynique dont une édition de 1854 est référencée sur le site Gallica (Bibliothèque nationale de France). C’est ce que semble suggérer l’élaboration du texte des Stances à un cambrioleur, chanson qu’il enregistra durant les sessions des 23, 24 et 25/10/1972 au studio des Dames avec Pierre Nicolas à la contrebasse et Joel Favreau à la guitare. Jean Bonzon - assisté de Jean-Louis Labro pour la partie technique - et André Tavernier, dirigèrent la séance qui eut lieu moins de deux semaines après la rentrée du sétois moustachu à Bobino le 10/10/1972. Il y resta jusqu’au 07/01/1973. Stances à un cambrioleur intégra le 33T 30 cm Philips 6332 116, arrivé dans les bacs des disquaires début novembre 1972.

Dans la presse de l’époque, qui couvrit très largement la série de dates de Georges dans la salle du 20, rue de la Gaîté, au moins six articles mettent la chanson en exergue, avec également Mourir pour des idées: Le gorille vous salue bien, par Danièle Heymann dans la rubrique "Chansons" de L’Express du 09/10/1972, Brassens 72 à Bobino: des chansons nouvelles taillées à l’ancienne, par Jean Macabies dans France Soir du 13/10/1972, Brassens: Onze nouveautés, signé Paul Carrière dans la rubrique "Le music-hall" du Figaro du 13/10/1972, une chronique (datée du 25/11/1972) du 33T 30 cm Philips 6332 116 par Jacques Le Bodo dans la rubrique "Disques" de Télé 7 Jours, puis un entrefilet de Danièle Heymann qui présente également le disque dans L’Express du 25/12/1972. Mais c’est surtout l’interview de Brassens par Claude Fléouter, publiée dans Le Monde du 05/10/1972 sous le titre Le retour de Georges Brassens, qui retient l’attention: en effet, le poète sétois indique que l’écriture des Stances à un cambrioleur lui a demandé plus de six ans. La chanson ayant été déposée à la Sacem en 1972, cela permet de supposer que son écriture débuta probablement vers 1966 voire peut-être même un peu avant. Ce fait se trouve conjecturé dans La marguerite et le chrysanthème (1981) puis Brassens et la Bretagne (1991), sous la plume de Pierre Berruer qui, comme André Larue dans Brassens - Une Vie (1982), explique alors que les Stances à un cambrioleur sont antérieures au naufrage du "Moulin de La Bonde" à Crespières. Si l’on peut malgré tout y entrevoir une transposition naturellement romancée des évènements en question, lesquels eurent pu inspirer Brassens au fil du temps, d’autres pistes sont à explorer, comme cette étude le montrera.


"Les voleurs comme il faut, c’est rare de ce temps." Il est évident que s’est éteinte la race des Arsène Lupin, et ces Stances à un cambrioleur, qui eussent pu s’intituler "De la cambriole considérée comme un des Beaux-Arts", lui rendent un dernier hommage. La mésaventure qu’il conte avec humour et gentillesse est effectivement arrivée à Brassens. Il y eut quelque chose entre l’auteur de "La mauvaise réputation" et son voleur, quelque chose qui ressemblait à une chanson presque "civique", presque "sociale", à demi morale, à moitié amorale, et la voici. On aimerait que ce cambrioleur modèle se présente demain à Brassens et lui dise à l’oreille: "C’est moi." Le volé serait-il ou non déçu par le voleur ? Il est vrai qu’entre autres sages conseils, il lui donne celui-ci: "Laisse-moi je t’en prie sur un bon souvenir…"

À travers ces notes de pochette qu’il rédigea pour évoquer les Stances à un cambrioleur, René Fallet relève le sentiment mitigé qui s’en dégage. Brassens s’adresse en effet à celui qui s’appropria son bien dans une missive poétique autant que mélodique, où l’humour modère le désappointement. La forme choisie ici par le poète sétois indique le caractère autobiographique de l’histoire à laquelle il fait référence, mais aussi un destinataire réel pour ces dix quatrains composés d’alexandrins classiques (sans aucun mot coupé à la fin des vers), idéaux pour la narration et la description. Les rimes croisées utilisées dans chaque strophe sont marqueuses d’une émotion caractéristique qui se ressent d’autant mieux que sur le plan de la tonalité, la voix de Georges baisse au fil des trois premiers vers, puis remonte sur le quatrième, qui délivre un message appuyé.


L’auteur installe un lien direct et unique avec le destinataire de sa lettre musicale sans refrain, dont les notes coulantes élégamment égrenées par la guitare - progressivement soutenue par une contrebasse très marquante dès la seconde mesure - constituent dès le début une sorte de mise en page destinée en outre à faire ressortir des messages moraux à la fois plus sérieux et plus importants. Sur la mélodie, harmoniquement très riche (les analyses données par Patrice Caratini et Maxime Le Forestier au cours d’entretiens avec Jacques Vassal font par exemple ressortir des accords de septième diminuée [Vassal J. - Brassens, homme libre - p. 276]), Brassens chante en s’exprimant à la première personne et renforce même l’image de la conversation privilégiée, marquée par le tutoiement, avec l’expression 'moi qui te parle' du premier vers du sixième quatrain. Tout au long des quarante vers, le lecteur - ou l’auditeur - semble absent des préoccupations du sétois moustachu qui évoque ses sentiments face à la malhonnêteté plus qu’il ne narre un événement qui le touche de près: le cambriolage de sa propriété yvelinoise. L’auteur du larcin, paradoxalement valorisé d’une manière distanciée et inattendue, resta inconnu de Brassens qui eut néanmoins nourri quelques doutes sur son identité. Pourrait-il être celui dont il est question dans l’interview publiée dans le N°154 de la revue Les Amis de Georges (novembre-décembre 2016) ? Sans nous étendre sur le sujet, nous pouvons toutefois remarquer que le début de l’histoire relatée dans ce document met en scène le pianiste attitré de Boby Lapointe à l’époque où ce dernier tourna à plusieurs reprises avec Georges Brassens. Ce qui peut, avec une extrême prudence, nous faire établir un possible lien avec l’année aux alentours de laquelle l’écriture des Stances à un cambrioleur fut potentiellement amorcée: 1966. Car il est vrai que le créateur de Ta Katie t’as quitté (dans laquelle il est accompagnée par Oswald D’Andréa et son orchestre) participa avec Brassens à la tournée du Festival du Disque 1966, du 04/11 au 19/12 de l’année concernée. Auparavant, il fut intégré à celle du Festival du Disque 1964 (du 13/02 au 17/03) puis à la série de récitals de Georges à Bobino, lesquels s’étalèrent du 21/10 au 10/11/1964. Quoi qu’il en soit, au final, le soin est ici laissé au lecteur passionné de l’œuvre de l’auteur-compositeur des Copains d’abord de se forger son opinion.

À présent, intéressons-nous de plus près au texte des Stances à un cambrioleur dans lequel, dès les premiers vers, Brassens met en valeur celui qui a eu le bon goût de s’introduire dans le "Moulin de La Bonde" et qu’il surnomme "Prince des monte-en-l’air". Par opposition, il donne une image modeste de lui-même, avec le vers Cependant que je colportais mes gaudrioles. Dans Brassens - Mais où sont les mots d’antan ? (2017), Jean-Louis Garitte nous donne deux définitions du verbe 'colporter': transporter avec soi des marchandises pour les vendre, mais aussi transmettre une information à de nombreuses personnes. La seconde peut s'appliquer à ses chansons que Georges qualifie ici de 'gaudrioles': des  plaisanteries grivoises, des gaillardises. Plus loin, il emploie le terme 'chansonnettes', autrement dit un diminutif. Reste le lien établi entre les activités du poète et celles du voleur, lorsque les deux sont désignées comme 'artisanat'. Ce que l'on retrouve explicitement comme implicitement dans l'ensemble du texte.
 
En plus des pensées anarchistes du sétois envers la maréchaussée (le vers Fort de ce que je n’ai pas sonné les gendarmes, relevé par André Sallée dans Brassens (1991), marque un refus total de tout dialogue avec les représentants des forces de l'ordre) et les tribunaux, se dessine également son désaveu de la culture socialement dominante de l’accumulation des richesses et de l’individualisme. Principes qui ne furent pas de mise à Crespières, où Georges invita fréquemment ses amis qui, parfois, y séjournèrent même durant son absence. Brassens ne porte donc pas plainte et va même jusqu’à remercier son voleur. Il énonce un message de fond empreint de générosité et de compréhension qui renverse les valeurs de sanction en cas d’atteinte à la propriété privée. [Juan S., 2017. Sociologie d'un génie de la poésie chantée: Brassens - p. 195]

Nombre d’éléments disséminés dans ces stances (le choix de ce mot n'est ici pas anodin)*1 font transparaître un hommage à la fois ironique et sincère (c’est précisément cette contradiction que René Fallet pointe dans ses notes de pochette). [Source: studylibfr.com] Ironique, car Brassens évoque le désagrément d’être cambriolé, comme le montre le vers Ne te crois pas du tout tenu de revenir de la huitième strophe. Manière de dépasser le malaise du vol, de ne plus se sentir floué, la chanson ici analysée est aussi un biais pour faire payer au voleur un tribut. Parce qu’il a créé une œuvre, Georges rétablit l’équilibre:

 Aie pas trop de remords : d’ailleurs, nous sommes quittes;
Après tout, ne te dois-je pas une chanson ?

Globalement, il faut donc percevoir dans son poème un second degré qui amène un décalage à visée humoristique. Le sétois moustachu est aussi sincère car il a toujours fait preuve de sympathie pour les gens humbles qui ont une place de choix dans son œuvre. Ce qui lui fait exprimer, comme l’explique Bertrand Dicale dans Brassens ? (2011), les embarras de conscience d’un homme qui, dans ses principes, s’oppose à la notion même de supériorité de la propriété privée sur le droit à vivre d’un individu, pouvant inciter à voler dans certaines circonstances.

Amenant le champ lexical de l’hommage dès le début de la première strophe, le vers Prince des monte-en-l’air et de la cambriole est très riche de sens. Le terme 'prince', associé à un nom familier d’usage ancien désignant en particulier un cambrioleur qui opère dans les étages*2 [Garitte J.-L., 2017. Brassens - Mais où sont les mots d’antan ? - p. 211], renvoie à des personnages de la littérature policière tels Arsène Lupin, qui prit vie sous la plume de Maurice Leblanc dans le mensuel Je sais tout magazine encyclopédique illustré partir de juillet 1905. Cette allusion au gentleman cambrioleur n’est pas anodine, lorsque l’on connaît ses inclinaisons anarchistes mises en avant dans ses premières aventures. Avec panache et légèreté, Georges Brassens met la sympathie du côté du hors-la-loi. Ce d’autant plus que le vers fort En ton honneur j’ai composé cette chanson, tout en faisant écho à celui qui lance la chanson en initiant le dialogue, renforce le concept d’éloge que l’on retrouve dans la seconde strophe:

 Sache que j’apprécie à sa valeur le geste
Qui te fit bien fermer la porte en repartant
De peur que des rôdeurs n’emportassent le reste;
Les voleurs comme il faut, c’est rare de ce temps.

Une distinction s’opère ici qui valorise le voleur, laissant supposer qu’il exerce un art, tandis que les rôdeurs ont une image négative. C’est tout le long du texte que l’on retrouve ce choix de la part de Brassens de faire de son cambrioleur un homme de valeur: les trois strophes suivantes sous-entendent le butin de ce dernier qui se désintéresse - volontairement ? - de deux choses en particulier: le portrait offert au sétois à son anniversaire, ainsi que sa guitare.*3 Des objets qui eurent pu se révéler délicats à garder au secret, comme le note Jean-Paul Sermonte dans son éditorial du N°154 de la revue Les Amis de Georges. Le premier, qualifié d’exécrable, est utilisé pour faire apparaître le voleur comme un homme de goût (l’idée étant renforcée par l’emploi de l’adjectif 'dédaigneux'). Quant à la seconde, outil de travail, elle introduit les notions de reconnaissance et de pardon montrant l’humanisme de Georges, qui argumente pour évoquer avec amusement les raisons qui le poussent à adopter cette attitude: choisir sa maison, fermer la porte après le vol, dérober le strict nécessaire, respecter l’outil du travailleur. L’emploi de l’expression 'strict nécessaire', outre son rôle justificatif, informe de manière évasive sur l’objet du larcin volontairement minimisé. Il est plausible de supposer que cela puisse révéler un des traits de la personnalité de Brassens: il n’est que très peu matérialiste.

Le paradoxe est même poussé plus loin lorsque, après une implicite amertume signifiée par une réflexion sur l’acte comme l’indique la locution 'après mûr examen', Georges dit faire don à son "visiteur" (que les termes 'meilleures mains' mettent en avant) de ce qu’il lui a pris et lui souhaite d’en faire un bon usage. Progressivement, le pardon laisse la place à une complicité que le sétois moustachu installe grâce à une gradation ascendante au sein du poème: 'mon salaud' (troisième quatrain), 'mon vieux' (cinquième quatrain), 'mon ami' (neuvième quatrain). [Source: studylibfr.com] Dans le sixième quatrain, aux allures autobiographiques, une allusion est faite à la jeunesse de l’auteur-compositeur et à ses débuts difficiles:


 D’ailleurs, moi qui te parle, avec mes chansonnettes,
Si je n’avais pas dû rencontrer le succès,
J’aurais, tout comme toi, pu virer malhonnête,
Je serais devenu ton complice, qui sait ?

Ce questionnement à la forme hypothétique évoque la fragile frontière entre le bon et le mauvais chemin et renvoie aux Quatre bacheliers, donc à l’affaire des bijoux suite à laquelle Louis Brassens eut fait preuve de tolérance et de générosité envers son fils. Ces évènements se tinrent à Sète au début de l’année 1939.*4 À ce sujet nous revient en mémoire une célèbre réflexion de Georges, que l'on retrouve dans le
grand reportage de René Bourdier, publié dans Les Lettres Françaises du 19/01/1967: "(...) si je n’étais pas chanteur, c’est voleur que j’aurais été. Pas un escroc, ni un assassin, je ne me vois pas en train de buter un mec, non, mais voler oui, piquer du fric… (...) Ça doit être bath." [Lonjon B., 2009. J’aurais pu virer malhonnête - La jeunesse tumultueuse de Georges Brassens - p. 98] Un parallèle intéressant peut aussi être fait avec une allocution de Coluche, citée par Victor Laville et Christian Mars dans Brassens, le mauvais sujet repenti (2006): "Qu’est-ce que j’aurais pu faire comme métier ? Bandit ou chômeur ?" Il n’est pas à exclure que l’humoriste ait pu être inspiré par son confrère de la chanson… Un autre lien intéressant avec peut être établi entre les Stances à un cambrioleur et la troisième strophe de La mauvaise réputation [Vassal J. - Brassens, homme libre - p. 31]:

Quand j’croise un voleur malchanceux
Poursuivi par un cul-terreux,
J’ lanc’ la patte et pourquoi le taire,
Le cul-terreux se r’trouve par terre.
Je ne fais pourtant de tort à personne
En laissant courir les voleurs de pommes;

Là aussi, Brassens se fait complice du voleur, mais de façon active et instinctive. Ceci montre que sa pensée a vraisemblablement évolué durant les deux décennies qui ont suivi ses débuts d’artiste, comme l’observe Bertrand Dicale dans Brassens ? (2011). Pour appuyer ces propos, voici l'analyse d'André Tillieu: "Il y a belle lurette que le vieil anar sait que le voleur n'a plus rien du justicier qui récupère ce que la société lui à pris, que son ambition est ni plus ni moins que bourgeoise, que le fric-frac est devenu un art sans beaucoup de risques. Mais Georges joue le jeu, à la loyale !" [Poulanges A., Tillieu A., 2002. Manuscrits de Brassens. Tome 3: Transcriptions et commentaires - p. 267]


Dans les Stances à un cambrioleur, il fait preuve d’indulgence mesurée envers le monte-en-l’air. La complicité qu’il affiche avec celui qui a choisi sa maison l’amène à le prévenir des difficultés du marchandage, à émettre une mise en garde vis-à-vis des receleurs. Sans compter l’invocation de la bienveillance de Mercure, dans l’avant-dernière strophe. Assimilé à l'Hermès grec, Mercure est, dans la mythologie romaine, le messager des dieux, donneur de chance, inventeur des poids et des mesures, gardien des routes et carrefours, dieu des voyageurs, des commerçants, des voleurs et des orateurs. À travers différentes sources, le mythe du fils de Jupiter (Zeus) et de Maïa, plus particulièrement la légende des bœufs gardés par Apollon, nous donne un approfondissement intéressant à la présente étude.


Il Ladro, par Beppe Chierici lors du spectacle Beppe Chierici canta Bassens... e lo racconta en 2015.
 
Le post-scriptum, qui termine la lettre musicale et donc, la chanson, délivre un message provocateur: Brassens incite son cambrioleur à se mettre dans les affaires pour légitimer ses larcins devant les représentants de la loi. Outre le fait que l'on retrouve, par les termes encenseurs 'vocation' et 'talent', la connotation artistique associée au vol insinuée dans le second quatrain, une critique sociale se dessine dans ses vers où le monde des affaires est considéré comme malhonnête à grande échelle. Ce qui, comme l'analyse Salvador Juan dans Sociologie d'un génie de la poésie chantée: Brassens (2017), apparaît presque comme un blasphème, dans notre société de libre marché valorisé. Le sétois faillit supprimer cette dixième strophe. Dans Brassens auprès de son Arbre (1983), André Tillieu nous raconte l'anecdote, qui remonte très précisément au matin du samedi 16/09/1972. Avec René Fallet et Eric Battista, il eut l'honneur d'être invité au 42, rue Santos-Dumont afin entendre Georges jouer en avant-première ses nouvelles chansons programmées pour sa rentrée à Bobino, à commencer par Fernande. Et c'est le lendemain matin que le public privilégié découvrit les Stances à un cambrioleur.

Post-scriptum. Si le vol est l'art que tu préfères,
Ta seule vocation, ton unique talent,
Prends donc pignon sur ru', mets-toi dans les affaires,
Et tu auras les flics même comme chalands

Georges Brassens: "Ce dernier-là, je vais le sucrer. Le scandale financier qui vient d'éclater ferait croire que je l'ai écrit par démagogie. Alors je le supprime."

Le fait divers auquel le poète héraultais fait allusion se trouva être - d'après André Tillieu - l'affaire de la Garantie foncière, révélée en 1971. Celui qui eut pour surnom "le Belge", ainsi que ces compagnons, usèrent de toute leur persuasion pour convaincre Brassens - qui craignit qu'on risque de lui reprocher la facilité de s'inspirer de l'actualité politique pour écrire - de conserver cet ultime quatrain. Ainsi en fut-il.

Georges Brassens chante Stances à un cambrioleur en avant-première le 28/09/1972, en direct du Pop-Club de José Artur, sur France Inter. Suit une discussion sur l'art de l'écriture, avec citation de Victor Hugo.

Durant de longues années, le "Moulin de La Bonde" fut une propriété selon les rêves de Georges Brassens: une propriété partagée. À tel point que, du fait de son caractère isolé, tranquille, des clochards vinrent épisodiquement y trouver refuge, sachant le propriétaire des lieux en tournée. Bien entendu, les services d'un gardien ne furent pas envisageables:

Georges Brassens: "Quoi ! Un ancien militaire ! Avec un fusil en bandoulière ! Non, j'aime mieux habiter le 14e à Paris !" [Comte R., 1999. Mon équipée avec Georges Brassens - p. 206]

Le sétois affectionna pareillement ses virées en Bretagne où, en allant conduire Jeanne Planche auprès de ses proches pour quelques vacances estivales, il retrouva régulièrement le neveu de celle-ci, Michel Le Bonniec, à Ploubazlanec (22). Et c'est à Lézardrieux qu'il finit par trouver un nouveau pied-à-terre, destiné à remplacer Crespières. En effet, à la fin des années 1960, un fermier voisin vendit quatre-vingt-dix hectares de terres à un promoteur immobilier qui projeta de les convertir en un lotissement pavillonnaire. C'est la genèse du futur Val des Quatre Pignons: mille vingt-sept pavillons !

Georges Brassens: "Ils ont pris le mot d'Alphonse Allais au pied de la lettre: maintenant ils construire des villes à la campagne !"

Ainsi Georges réagit-il - selon le témoignage d'André Tillieu - en imaginant sa tranquillité on ne peut plus gênée dans un futur proche (sans compter le développement des activités du proche camp militaire de Frileuse). Le trait d’esprit auquel il fait allusion, attribué à Alphonse Allais, a une origine gardant encore une part de mystère aujourd'hui. La source la plus ancienne à laquelle il est possible de remonter est un dessin humoristique publié dans Le Pamphlet provisoire illustré en 1848 avec pour titre Un axiome de M. Pierre Leroux. Voici la locution exacte:

 "Mais, mon bon monsieur Cabet, puisque vous aimez tant la paix des champs, il faut bâtir les villes à la campagne." [Vitu Auguste (dir.), Le Pamphlet provisoire illustré, nouvelle série, 1re année, 26-29 octobre 1848, p. 4]

A posteriori, trois autres sources intéressantes où l'on retrouve cette pensée sont l'hebdomadaire satirique Le Tintamarre en 1850, ainsi que Pensées d'un emballeur pour faire suite aux Maximes de La Rochefoucauld (Préface de Théodore de Banville) (1851) et la Petite encyclopédie bouffonne (1860), de Jean-Louis-Augustin Commerson.

Pour en revenir à Brassens, il retourna de moins en moins à Crespières et finit par abandonner progressivement sa propriété dans le courant de l'année 1970. Selon ses propres mots: "Je ne retourne pas en pèlerinage dans un endroit que j'ai aimé." Il est attesté que la maison eut fait l'objet de plusieurs cambriolages, dont celui évoqué poétiquement dans les Stances. "C’est triste de devoir gagner sa vie comme ça." analysa Georges, sans toutefois jamais porter plainte et remplaçant en bougonnant ce qu'on lui eut subtilisé. Mais cette fois, la rumeur alla faire état d'indélicates visites dans la demeure vide. De fait, les rôdeurs opposés au monte-en-l’air de la chanson se livrèrent à un véritable pillage, poussé à tout ce qui put être démonté. Mario Poletti, qui se rendit alors sur place avec le facteur Jean Rault, ne put que faire un réaliste constat.

Mario Poletti: "À vrai dire, mon cher Georges, il ne reste plus que l'escalier central en chêne massif." [Poletti M., 2011. Brassens me disait... - p. 135]

Et son ami sétois de réagir: "Pour l'enlever, celui-là, il faudra s'attaquer à la partie haute de la bâtisse." Quelques meubles furent sauvés juste à temps, ainsi que ses livres. Néanmoins, Brassens relativisa, les choses matérielles ayant bien moins d'importance pour lui que la richesse de son univers intérieur: son imagination, ses réflexions, ses sentiments, ses souvenirs... Ce dont il témoigna à André Sève: "(…) tu sais, je n’ai pas besoin de sortir. Je sors dans la musique et dans les mots, c’est ma campagne. C’est le seul environnement où je me plais bien. Je n’ai pas besoin de panorama." [Sève A. - Brassens "Toute une vie pour la chanson" - p. 77]

Jacques Caillart: "(…) Apparemment, il s’en foutait complètement. Il voulait presque voir jusqu’où les gens allaient dans leur pillage ! La seule chose qui lui ait fait de la peine, c’est quand on lui avait démonté des bricolages que son père lui avait faits, de la menuiserie. À la fin, il n’y avait plus rien dans la maison et il l’a revendue pour le prix du terrain. (...)" [Vassal J. - Brassens, homme libre - pp. 30-31]

La revente du "Moulin de La Bonde", à laquelle Jacques Caillart fait allusion dans cet extrait d'un entretien avec Jacques Vassal le 23/04/1990 à Paris, fut effective en 1976, soit cinq années après que Georges eut emménagé dans sa nouvelle propriété bretonne: Kerflandry. Il ne garda qu'un terrain de neuf hectares qui n'intéressait pas les nouveaux acquéreurs. Songeant au Val des Quatre Pignons naissant, il eut cette conclusion philosophique: "Il doit y en avoir des mômes dans ce dortoir; ça leur fera une jolie plaine de jeux."



*1Selon la définition du Littré, une stance est un nombre déterminé de vers qui forment un sens complet, et qui sont assujettis, pour le genre de vers et pour la rime, à un certain ordre qui se répète dans toute la pièce. À travers la parole virtuelle de Georges Brassens, Robert Le Gresley la caractérise aussi comme un poème lyrique d'inspiration morale, à la fois tendre et triste. Deux émotions que la musique, dans le cas présent, tente de communiquer.

*2Dans La vie étrange de l'argot (1931), Émile Chautard donne, pour l'expression 'monter en l'air', la définition suivante: "dévaliser les chambres de bonnes situées aux étages supérieurs des immeubles" (1890).

*3Pour l'anecdote, Renaud fut lui aussi victime d'un cambriolage durant l'hiver 1992-1993 alors qu'il se trouvait sur le tournage du film Germinal (1993), de Claude Berri. Parmi les objets dérobés figura sa guitare. Il s'adressa à son voleur via un entrefilet publié dans le quotidien La Voix du Nord (qui eut été avisé des faits) le 06/01/1993: On a volé la guitare de Renaud. Le "chanteur énervant" y fait un parallèle avec les Stances à un cambrioleur.

*4C'est peu après que Brassens découvrit l'œuvre de François Villon, en qui il trouva un maître à écrire. Par son style d'écriture, le personnage qu'il fut, ainsi que sa vie en marge de la société, l'auteur de la Ballade des Dames du temps jadis exerça sur lui une certaine fascination.

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